Grand Prix Töpffer

Le Grand Prix Töpffer honore un·e artiste de bande dessinée francophone ou traduit·e en français pour l’ensemble de son œuvre compte tenu de l’importance de sa contribution à la bande dessinée contemporaine.

Rutu Modan

Rutu Modan (1966) est une illustratrice israélienne de Tel-Aviv, dessinatrice de bandes dessinées, professeure à la Bezalel Academy of Art & Design, à Jérusalem. Elle est une des grandes figures contemporaines de la bande dessinée israélienne dont elle a contribué au développement. Traduite dans plus de 15 langues, son œuvre porte un regard fondamental sur une culture et une société percluse de conflits, souvent observées d’Amérique du Nord. Symptomatique, c’est par l’édition canadienne anglophone de ses albums (Drawn and Quaterly) qu’elle a remporté, par deux fois, une distinction majeure de la bande dessinée américaine: le prix Eisner du meilleur album, avec Exit Wounds (2008) et La propriété (2014). Toutefois, ces deux albums font également connaitre Rutu Modan en Europe. Les jurys des festivals de Lucca (2014) et d’Angoulême (2008 et 2014) l’inscrivent à leur palmarès. Modan expose à nouveau à Angoulême en 2019 en compagnie de Thomas Gabison, son éditeur, lequel témoigne que la collection Actes Sud BD doit beaucoup à la créativité de Rutu Modan. Pour mémoire, au mois de janvier 2005, cinq ouvrages de bande dessinée ouvrent la collection qui n’a cessé de s’enrichir. Parmi eux, on découvre: Énergies bloquées de Rutu Modan.

Au-delà des honneurs, l’Europe a été et reste le point de contact essentiel au cœur d’une expérience personnelle et artistique dont témoignent ses ouvrages. Sa rencontre au début des années 1990 avec Michel Kichka, son professeur à l’École des Beaux-arts venu de Belgique, est déterminante et lui donne la force de consacrer sa vie au dessin dans un pays qui accorde alors peu de place à la bande dessinée.

Avec Yirmi Pinkus, complice d’école, elle adapte le célèbre magazine MAD, puis donne naissance en 1996 au premier collectif israélien de bande dessinée : Actus Tragicus, peu après l’assassinat d’Yitzhak Rabin. Les travaux du collectif sont vite reconnus sur la scène internationale et nommés aux prix Eisner 2000 dans la catégorie Best Comic Book Anthology of the Year. En 2011, le Cartoonmuseum Basel organise avec les membres d’Actus une exposition How to love reprise de l’ouvrage du même nom, montrant la richesse d’expression du collectif entre roman graphique, dessin, graphisme, typographie et poésie.

Toujours avec Pinkus, Rutu Modan fonde en 2013, une maison d’édition spécialisée dans la bande dessinée pour la jeunesse : Noah’s Library. En tant qu’illustratrice, elle est plusieurs fois primée en Israël (prix Ben-Yitzhak du musée israélien pour l'illustration de livres pour enfants).

En 2022, elle reçoit un important témoignage de reconnaissance pour l’ensemble de son œuvre en hébreu avec le prix littéraire Levi Eshkol, du nom du Premier ministre israélien des années 1960. Le Grand prix Töpffer décerné en 2023 s’inscrit dans cette reconnaissance interculturelle et par-delà les langues pour une artiste qui a apporté une contribution essentielle à l’émergence de la bande dessinée dans son pays et qui a su se faire reconnaitre par la force de son univers graphique et narratif, par les valeurs qu’elle y défend avec délicatesse et humour, mais aussi par sa pratique de l’édition comme de l’enseignement au service d’un art collectif.

On commence par une question plus personnelle: comment avez-vous appris que vous étiez lauréate du Grand Prix Töpffer?

Quand j'ai reçu cet appel téléphonique, ça été une surprise totale. Je ne peux même pas vous dire si c'était il y a une semaine ou il y a un mois, depuis le COVID j'ai perdu la notion du temps. Cette nouvelle m'a ravie, c'était en plein milieu de ma journée de travail. Je n'étais pas préparée à recevoir cette incroyable nouvelle; être reconnue pour mon travail et recevoir ce prix… C'est Rodolphe Töpffer! Il est très important pour moi et pour la bande dessinée dont il est l'inventeur. Je connais son travail et son style depuis longtemps. Au début de ma carrière, j'étais très inspirée par les toutes premières bandes dessinées.

Saviez-vous que vous étiez connue à Genève et en Suisse avant de recevoir ce prix?

Je suis venue à Fumetto (ndlr : festival de la bande dessinée de Lucerne) trois fois, je pense. La première fois à la fin des années 90, je faisais partie d'un collectif d'artistes appelé «Actus» et nous avions été invités à réaliser une exposition. C'était génial, car ce festival est vraiment incroyable. En 2006, nous avons de nouveau proposé une exposition collective, ainsi qu'une exposition de nos étudiant·e·s, car nous sommes aussi professeur·e·s dans des écoles d'art en Israël. Enfin, en 2009, on m'a demandé de créer une exposition en solo. J'ai aussi été exposée au CartoonMuseum à Bâle, mais je n'ai pas pu me déplacer pour l'ouverture.

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Rutu Modan, affiche du Prix Töpffer

«Le lien visuel entre les feux d'artifice et le Jet d'eau sur le lac s'est fait naturellement dans mon esprit, leur forme est très similaire»

Pouvez-vous nous parler du dessin que vous avez réalisé pour l'affiche des Prix Töpffer? D'où vous est venue l'inspiration?

Le Jet d'eau est une image très célèbre de Genève. Genève est une ville mondialement connue même par les personnes qui n'y ont jamais mis les pieds. Je ne me rappelle pas d'avoir vu le Jet d'eau lors de mon passage à Genève étant petite, mais celui-ci et le lac sont gravés dans mon imaginaire. Ce qui me reste comme souvenir très fort de ma venue, ce sont les feux d'artifice sur le lac. Je me souviens qu'ils étaient très impressionnants. Le lien visuel entre les feux d'artifice et le Jet d'eau sur le lac s'est fait naturellement dans mon esprit, leur forme est très similaire.

Qu'est-ce que Genève représente pour vous?

On ne peut séparer l'image de Genève de celle de la Suisse: les paysages, les montages, la météo, le chocolat, l'architecture, l'eau. Le lien entre Genève et la paix est aussi très fort selon moi. Je me souviens de plusieurs moments dans mon enfance où on disait que «cela se passait à Genève» au sujet de discussions pour la paix.

«Quand j'étais plus jeune dans les années 90, les gens recherchaient la paix, il y avait de l'espoir. Même si ce qui était discuté n'a pas forcément été réalisé par la suite, les gens se parlaient. Aujourd'hui, c'est tragique, les gens ne parlent plus de paix. Tout au plus, on demande la fin des conflits, mais plus la paix. Personnellement, je crois que la paix est possible.»

Quelle place a la paix dans votre travail? Est-ce que cette thématique est importante pour vous en tant que femme israélienne? Sans vouloir faire de clichés…

Oh, ne vous en faites pas, vous pouvez me demander ce que vous voulez. Je ne suis pas facilement offensée. En tant que personne israélienne de mon âge, avec mes propres croyances… je ne parle pas pour tous les Israélien·ne·s, mais pour moi. La paix est un sujet qui m'est cher: la situation politique, le fait que nous vivons en situation de guerre constante, avec des conflits qui n'en finissent pas, c'est très déprimant. Il n'y a qu'à voir l'actualité de ces derniers jours (ndlr : l'interview a été réalisée le 10 mai 2023 alors que des affrontements avaient lieu entre Gaza et Israël). Quand j'étais plus jeune dans les années 90, les gens recherchaient la paix, il y avait de l'espoir. Même si ce qui était discuté n'a pas forcément été réalisé par la suite, les gens se parlaient. Aujourd'hui, c'est tragique, les gens ne parlent plus de paix. Tout au plus, on demande la fin des conflits, mais plus la paix. Personnellement, je crois que la paix est possible. Mon travail de bédéiste a des aspects politiques, mais il ne traite pas principalement de la situation politique. Ce qui est très important dans mon œuvre, ce que j'essaie de faire, c'est de parler des personnes qui sont bloquées dans cette situation. Celles et ceux qui sont né·e·s dans cette situation en guerre. C'est dramatique et violent. J'écris sur tous types de personnes, j'essaie de les comprendre et de les décrire comme des personnes humaines avant tout, même si elles ne partagent pas mes croyances. J'illustre aussi des Palestinien·ne·s, des personnes religieuses, j'essaie à travers mon travail d'amener la paix entre les gens.

«Les idées que je souhaite exprimer sont plus faciles à transmettre à travers la BD. C'est mon moyen de communication à moi.»

Quelle est la force de la bande dessinée dans ce processus de paix selon vous?

L'art en général est très important pour décrire les différentes situations et les expliquer à tout le monde. De ce point de vue, la bande dessinée présente des avantages. D'abord, ce sont des œuvres visuelles et la communication visuelle est beaucoup plus directe et facile à comprendre, car nos cerveaux réagissent plus vite aux images qu'aux mots. La bande dessinée réunit les cultures, les âges et les genres plus que tout autre média. Je ne l'ai pas inventé, j'ai appris cela des bibliothécaires (sourire). Les idées que je souhaite exprimer sont plus faciles à transmettre à travers la BD. C'est mon moyen de communication à moi.

Je le vois avec les réactions des lecteurs et lectrices en Israël et dans le reste du monde, même les jeunes et les enfants, comprennent plus facilement les choses avec les bandes dessinées.

«Mon travail a toujours été empreint d'humour, en a encore aujourd'hui et en aura toujours. Ce n'est pas quelque chose que je peux choisir. La manière que j'ai d'écrire ou de dessiner fait partie de ma personnalité et de ma façon de voir la vie.»

Dans votre manière de communiquer, quel est le rôle de la satire? Vous avez notamment travaillé pour la version israélienne du magazine Mad.

Mon travail a toujours été empreint d'humour, en a encore aujourd'hui et en aura toujours. Ce n'est pas quelque chose que je peux choisir. La manière que j'ai d'écrire ou de dessiner fait partie de ma personnalité et de ma façon de voir la vie. Évidemment, je crois profondément en la force de l'humour pour exprimer tous les sentiments y compris les plus difficiles: la tristesse, la tragédie, la violence. Les dessins rendent les messages plus simples à comprendre et à accepter. Cela permet de prendre du recul sur les situations qui nous arrivent et pour moi aussi de me protéger et de traiter les sujets sensibles qui me sont arrivés. Cela permet de se détacher et de rendre plus abstraits les sentiments difficiles.

En Israël, l'humour noir est très commun en raison de la tradition juive, mais aussi en raison de tout ce qui s'y passe. Les bandes dessinées en revanche sont plus rares. Cela s'améliore. Quand j'étais petite, il devait y avoir au maximum une librairie vendant des bandes dessinées. Je lisais tout ce que je trouvais immédiatement. Encore aujourd'hui, il y a peut-être deux ou trois librairies spécialisées et zéro maison d'édition spécialisée. Les BD qui sont publiées le sont en très petits exemplaires destinés essentiellement aux enfants. Je suis très chanceuse, car mon œuvre a été traduite à l'étranger par une maison d'édition. C'est vraiment très rare pour nous autres. La plupart des BD imprimées le sont en autoédition en Israël.

«Je faisais partie de la première volée [d'étudiant·e·s à l'école de bande dessinée de Jérusalem]. J'ai eu un coup de foudre, c'est ce que je faisais déjà depuis l'âge de cinq ans, mais je ne savais pas que cela pouvait être un métier à part entière.»

Vous avez étudié dans une école de bande dessinée, racontez-nous cette expérience…

J'ai commencé mes études dans le domaine au début des années 90 et mon professeur était Michel Kichka, un auteur belge immigré en Israël. J'ai eu beaucoup de chance, car il a décidé d'ouvrir la première école de bande dessinée d'Israël. Je faisais partie de la première volée. Il m'a appris qu'être autrice de bandes dessinées pouvait être une profession. Mes parents étaient docteurs, il n'y avait pas d'artistes dans la famille quand j'étais petite pour me montrer cette voie. Mon père trouvait évidemment que la voie que j'avais choisie était tragique, il voulait que je devienne à mon tour médecin.

Je suis tombée amoureuse des œuvres de Michel Kichka dès les premières leçons. Dès les premiers cours, il a apporté sa collection personnelle de peut-être cinquante BD en nous disant qu'en Israël, les gens ne connaissaient rien à cette pratique artistique. On a dû commencer par lire des BD pendant une heure et dès ce moment, j'ai décidé que je voulais devenir autrice de bande dessinée. J'ai eu un coup de foudre, c'est ce que je faisais déjà depuis l'âge de cinq ans, mais je ne savais pas que cela pouvait être un métier à part entière. Il est à la retraite aujourd'hui, mais nous avons enseigné tous deux dans la même école, je suis à mon tour devenue professeure de bandes dessinées il y a plusieurs années.

«Vous pouvez enseigner des choses très ennuyeuses si vous le faites avec enthousiasme. Je viens avec de la passion. J'aime les bandes dessinées, j'aime en créer.»

Que souhaitez-vous transmettre à vos étudiant·e·s?

Il y a quelques années, il y avait uniquement six étudiant-e-s par classe, on manquait de jeunes. Aujourd'hui, les écoles de bande dessinée et d'illustration sont très populaires, nous ne sommes plus les seuls. Elles et ils arrivent en étant déjà passionné-e-s et en souhaitant raconter des histoires avec leurs dessins. Dans l'éducation, je pense que la chose la plus importante est la passion de la personne qui enseigne. Vous pouvez enseigner des choses très ennuyeuses si vous le faites avec enthousiasme. Je viens avec de la passion. J'aime les bandes dessinées, j'aime en créer. Ce n'est pas facile pour les étudiant·e·s, mais cela ne l'est pas non plus toujours pour moi.

Quand les étudiant·e·s ont de la peine, je leur rappelle la chance qu'elles et ils ont de faire ça. Il s'agit de la meilleure vie possible. Si c'est ce qui te passionne, malgré les moments difficiles, c'est toujours mieux que 95% de n'importe quel autre métier. Je pense même que c'est bien plus, mais je laisse 5% de chance aux autres métiers d'avoir des activités aussi passionnantes que les nôtres (sourire). Il n'est pas donné à tout le monde de faire de l'illustration, il faut quelques compétences pour faire ce métier contrairement à la bande dessinée où tout le monde peut en faire. Il n'y a pas besoin que ça soit parfaitement dessiné ou écrit. Ce qui est important c'est l'histoire que tu essaies de raconter de manière visuelle. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui n'avait pas d'histoire(s) à raconter. On peut tous et toutes apprendre à le faire en images. Ça peut être simplement avec des symboles ou avec le toucher… cela suffit à créer des émotions chez la personne qui lit notre histoire.

Un beau dessin, un peu d'humour et une histoire personnelle à raconter, quel est pour vous le mélange parfait qui fonctionne toujours?

J'adore les histoires sur tous types de médiums. J'aime aussi lire des livres ou aller au cinéma. Les films et la littérature ne m'influencent pas moins que les BD. J'aime aussi les histoires racontées directement par les gens. Ce qui change avec la bande dessinée, c'est le rapport au temps. Le cinéma raconte aussi une histoire en images, mais sous forme de timeline, sur une planche de BD, on peut avoir 4-5 temporalités différentes.

«Ce qui est important dans mes histoires ce sont les personnages.»

Vous avez un rapport au cinéma très fort. Pour vos bandes dessinées, vous engagez des acteurs et des actrices pour jouer les scènes que vous avez en tête puis vous les dessinez pour plus de réalisme. Un de vos derniers livres La Propriété va prochainement sortir au cinéma, car votre sœur réalisatrice est en train de finaliser le passage sur grand écran de cette histoire basée sur votre famille. Pouvez-vous nous en dire un peu plus?

J'adore le cinéma. Au début, je dessinais des petites histoires. Quand j'ai commencé à écrire des histoires plus longues, j'ai aussi beaucoup lu sur le cinéma, car c'est un médium très populaire et grand public au même titre que la télévision. C'est plus accessible que la littérature, la peinture ou l'illustration. Pour les enfants, ce n'est pas un problème, mais pour les adultes qui n'ont pas lu des BD dans leur enfance, c'est difficile. Il y a beaucoup d'informations, il faut lire le texte, regarder les images et combiner les deux. Je voulais que mes BD soient faciles à lire comme quand on regarde un film. Pas forcément dans le choix des sujets, mais plus dans le dynamisme, je ne voulais pas que mes histoires longues soient ennuyeuses. Je souhaitais que la personne qui me lit soit engagée rapidement. J'ai donc beaucoup lu sur les pratiques du cinéma et j'ai utilisé leurs méthodes concernant le timing et comment rendre plus accessible les histoires.

Concernant les dessins que je réalise avec de vraies personnes, ce n'est pas lié à mon lien avec le cinéma. Je commence par écrire les histoires avec des dessins très sommaires et moches. Je les dessine uniquement pour créer la structure, décider la taille des cases, construire les pages, les compositions entre textes et images. Je n'utilise pas de légendes dans mes cases, j'écris quasi exclusivement des dialogues, ce qui est important dans mes histoires ce sont les personnages. C'est important pour moi que chaque personnage ait une personnalité et pas juste un physique. J'ai besoin de savoir comment le personnage bouge. Beaucoup d'artistes utilisent des photos d'eux-mêmes ou des tableaux, je voulais reproduire ce que j'avais en tête avec de vraies personnes afin de pouvoir les dessiner au plus juste. Pour mon premier livre, ma famille et mes ami·e·s ont accepté de poser. Je pouvais les utiliser sans les payer (sourire). Pour le deuxième livre, je ne pouvais plus utiliser la carte du «premier livre» avec mes proches alors j'ai fait appel à une de mes amies qui est actrice et à son réseau. Travailler avec des acteurs et actrices est une expérience complètement différente, car ces personnes ont ce talent pour comprendre et faire vivre un personnage. Si je lui demande d'incarner un vieux monsieur de 90 ans qui boit son café, l'acteur va devenir cette personne. Évidemment dans ce cas, je paie les professionnel·le·s pour les diriger. Cela reste plus simple que le cinéma: pas besoin de locaux, de costumes ou de maquillage, c'est moi qui les dessine plus tard. Cela m'a énormément aidé pour la construction de mon histoire. Les acteurs et actrices ajoutent parfois leurs propres idées, qui peuvent aussi enrichir la bande dessinée. Écrire une bande dessinée, c'est comme être un moine, on ne voit personne pendant des mois. Alors quand on peut travailler avec du monde, c'est une opportunité pour être influencée par leurs idées, les laisser entrer dans mon œuvre et y apporter parfois des petits changements. Pas de grands changements, car j'ai déjà mon storyboard à ce moment-là et je sais exactement ce que je veux, mais toute idée créative est bonne à prendre. Mes livres naissent en trois parties: la première fois, c'est moi qui dessine le croquis de tout le livre, ensuite je photographie les comédien·ne·s sans les dessiner, enfin je finalise le dessin.

«Écrire une bande dessinée, c'est comme être un moine, on ne voit personne pendant des mois. Alors quand on peut travailler avec du monde, c'est une opportunité pour être influencée par leurs idées, les laisser entrer dans mon œuvre.»

Votre livre La Propriété va être adapté au cinéma. Est-ce que vous réécrivez le livre une quatrième fois pour ce nouveau média?

C'est ma sœur qui réalise ce film. Elle est actrice et scénariste en Israël et elle a réalisé plusieurs séries. Elle est plus célèbre ici [en Israël] que moi. C'est la première fois qu'elle dirige un film. J'étais évidemment impliquée, mais c'est elle qui a adapté l'histoire qui est très similaire à la bande dessinée. Il y a quand même quelques changements, elle a par exemple ajouté un peu d'humour. Elle a fait quelque chose de très semblable à ce que j'avais en tête. Elle me consulte régulièrement, mais c'est elle qui réalise le film. Elle tourne actuellement en Géorgie et ensuite elle enchaîne avec la Pologne. Je suis allée quelques jours sur le tournage et j'y retourne bientôt. C'est une des meilleures expériences de ma vie.

L'histoire de La Propriété est très personnelle pour vous, elle parle de vos grands-parents…

Oui, c'est la raison pour laquelle c'était à ma sœur de faire ce film. Elle connaît toutes les histoires, elle connaît nos grands-mères. Celle du livre est une combinaison de nos deux grands-mères. Ma sœur porte le nom de notre grand-mère. On partage le même sens de l'humour.

«Je ne vois pas de grande différence entre dessiner sur un écran ou dans un cahier, même sur un écran, je dessine tout avec ma main. Concevoir le storyboard, diriger des personnes, c'est très difficile, mais le dessin en lui-même, quand tout est déjà prêt, c'est la partie la plus amusante. Pourquoi la confier à un ordinateur?»

Quel est votre rapport à la nouvelle technologie en tant qu'artiste?

J'utilise la technologie dès qu'elle peut me servir. Je n'ai pas peur de l'utiliser et ne suis pas contre la technologie. J'ai commencé à dessiner sur un ordinateur dans les années 90. Je dessine parfois de manière traditionnelle sur papier, mais d'habitude je dessine numériquement. Dans tous les cas, c'est moi qui dessine chaque détail, chaque brique du décor. Je ne vois pas de grande différence entre dessiner sur un écran ou dans un cahier, même sur un écran, je dessine tout avec ma main. Les gens ont parfois l'impression que l'ordinateur peut dessiner pour nous et maintenant on entre effectivement dans un monde où cela est possible, mais dans mon cas, dessiner est la partie amusante de mon travail, je ne la laisserai pas à une machine. Concevoir le storyboard, diriger des personnes, c'est très difficile, mais le dessin en lui-même, quand tout est déjà prêt, c'est la partie la plus amusante. Pourquoi la confier à un ordinateur?

La seule différence entre les deux techniques c'est que les dessins sur papier peuvent être vendus plus cher (sourire). Je ne dis pas que je n'utiliserai jamais l'intelligence artificielle, on ne sait jamais.

L'intelligence artificielle est justement très à la mode. Est-ce que c'est quelque chose qui vous préoccupe sur le plan du copyright notamment? Si on demandait à un ordinateur de dessiner quelque chose avec le style de Rutu Modan…

Ma position sur ce sujet change constamment. J'ai un avis puis je lis quelque chose et celui-ci change. Je peux répondre avec mon point de vue actuel. Premièrement, cela ne m'effraie pas. Les gens peuvent me copier. On copiait déjà Mœbius (ndlr : auteur français de bande dessinée) avant l'arrivée des machines. Deuxièmement, je vais vous dire ce que je transmets à mes étudiant·e·s: je les encourage à être inspiré·e·s par des artistes. Pas à les copier bêtement, mais à explorer des styles différents et à les essayer, voire parfois, pour s'entraîner, à copier les artistes comme ils le faisaient dans les anciennes académies. Cela les aide à bien comprendre le fonctionnement du dessin et à développer leur propre style. Cela fait partie du parcours personnel de chaque artiste, je pense, depuis la Renaissance et surement avant, ce n'est pas quelque chose de nouveau. Quand mes élèves s'inquiètent du fait que leur style n'est pas assez original, je leur dis qu'en effet leur style n'est pas original (sourire), c'est le contexte qui va les protéger. Ce sont leurs idées, les histoires qu'ils et elles souhaitent raconter, qui sont précieuses. Qu'importe le style utilisé, il va changer. Le dessin n'est pas juste un trait ou une couleur, c'est principalement l'idée, ce que vous souhaitez dire et exprimer. Et si vos idées et le contexte sont les vôtres, alors vous n'avez pas à vous inquiéter. Personne ne peut vous copier. Dans mes bandes dessinées, il y a des parties de ma vie, les personnes que je connais, les sujets qui sont importants pour moi, personne ne peut copier ça. Chaque individu est intéressé·e par des choses différentes et à un savoir unique. Quelqu'un-e peut gagner de l'argent en imitant mes dessins, car heureusement je suis dans un moment de ma vie où je gagne ma vie avec mes œuvres, mais ce n'est pas un problème pour moi. J'inventerai quelque chose d'autre s'il le faut. L'IA n'est donc pas effrayante pour moi, mais elle l'est peut-être pour l'art et la culture en général. Pour l'instant, je ne suis pas très impressionnée par ce que je vois, la plupart des œuvres que fait l'IA sont plutôt horribles (sourire). Si on y regarde bien, c'est facile de voir que ce n'est pas fait par une personne humaine. Chaque détail est séparé des autres, comme une sorte de collage. Même si deux personnages dessinés par l'IA se font un câlin, ils vont regarder dans des directions opposées (sourire). C'est très creepy et kitch. L'IA est très intelligente, mais sans intelligence émotionnelle.

«On copiait déjà Mœbius (ndlr : auteur français de bande dessinée) avant l'arrivée des machines. Quand mes élèves s'inquiètent du fait que leur style n'est pas assez original, je leur dis qu'en effet leur style n'est pas original (sourire), c'est le contexte qui va les protéger. Ce sont leurs idées, les histoires qu'ils et elles souhaitent raconter, qui sont précieuses. Si vos idées et le contexte sont les vôtres, alors vous n'avez pas à vous inquiéter. Personne ne peut vous copier.»

Nous aimons les connexions entre les différent·e·s lauréat·e·s des Prix Töpffer. Vous avez été exposée à New York avec Catherine Meurisse (Grand Prix Töpffer en 2021), la connaissiez-vous avant?

Je la connaissais avant, mais nous nous sommes rencontrées pour la première fois à New York pour cette exposition dans cette galerie en 2022. Elle était très sympa et elle s'habille avec beaucoup de style (sourire). J'adore aussi son sens de l'humour et ses dessins. Elle travaille peut-être beaucoup sur ses dessins, mais en les voyant, on dirait qu'ils viennent d'être inventés. Son trait est tellement léger et simple et fun comme dans l'ensemble de ses œuvres. C'est très français.

Quelles sont vos influences dans la bande dessinée?

Oh, il y en a tellement ! C'est une question à laquelle j'aurais pu répondre plus facilement il y a trente ans. J'aurais pu vous faire la liste en un rien de temps. L'influence n'est pas essentiellement due au fait que l'artiste utilise le style qui nous plaît. Par exemple, Art Spiegelman est une grande influence, car il a été l'un des plus importants créateurs de bande dessinée alternative. Il a inventé la possibilité d'écrire une nouvelle sur l'Holocauste. Peu m'importe si je dessine ou écris comme lui. Il m'a beaucoup appris sur la BD. En ce moment, je lis beaucoup de mangas alternatifs des années 40 et 50. J'ai découvert un style nouveau pour moi qui n'était pas une grande fan de mangas. J'aime la simplicité et la beauté des lignes. Leurs dessins sont très communicatifs. J'essaie de comprendre comment ils dessinent, cela m'influence, même si je ne dessinerai jamais de manga moi-même. Daniel Clowes est l'un de mes artistes préférés. J'aime son storytelling, sa manière d'écrire. C'est un auteur génial. Beaucoup de personnes me parlent de mes ressemblances avec Hergé et le style Ligne claire. Je pense personnellement que ce qui nous lie n'est pas le style de dessin, mais le storytelling. Le fait qu'il est très clairvoyant, pas juste dans son trait, mais aussi dans ses histoires. Le fait qu'il dessine énormément de détails comme moi et que nous dessinons parfois jusqu'à vingt cases sur une page. C'est très facile à lire, on sait toujours où on se trouve dans l'histoire. En ce qui concerne le style, je pense avoir été plus inspirée par les cartoonists du New Yorker des années 40 et 50. Les choses changent continuellement. Aujourd'hui, mon illustrateur préféré est le tchèque Jiri Salamoun, avec un style grotesque et fou, à l'opposé du réalisme.

«Beaucoup de personnes me parlent de mes ressemblances avec Hergé et le style Ligne claire. Je pense personnellement que ce qui nous lie n'est pas le style de dessin, mais le storytelling

Notre dernière question concerne votre actualité. Qu'est-ce qui vous occupe actuellement?

L'année 2023 est très riche. Je suis mandatée pour deux projets, ça faisait longtemps que je n'avais pas fait cela. Habituellement, je travaille sur mes projets personnels. Les deux sont super passionnants et c'est problématique qu'ils soient tombés en même temps, car du coup je suis en retard sur les deux (sourire). Le premier est pour la ville de Paris. Trente stations de métro sont en train d'être construites autour de Paris et dans chaque station, un mur a été confié à un·e artiste. Je dessine la fresque de 25 mètres de la station Le Bourget – Aéroport et c'est beaucoup de travail (sourire). C'est un grand honneur d'avoir été sélectionnée parmi ces artistes. C'est très rare de pouvoir travailler sur un tel projet où on nous donne carte blanche.

Au même moment, on m'a proposé un autre projet impossible à refuser: une bande dessinée d'environ 30 pages à écrire. Ce n'est pas un livre, mais une histoire pour la bibliothèque nationale d'Israël. La bibliothèque déménage dans un nouveau bâtiment et pour l'occasion ils publieront un livre sur la bibliothèque du futur. Ce document contiendra des articles et des interventions d'artistes. Pour ma part, je m'occuperais d'une histoire sous forme de comics. C'est la première fois pour moi que j'invente une histoire de science-fiction. Encore quelque chose de nouveau et passionnant! Inventer le monde de demain, c'est très différent de ce que je fais d'habitude où l'humain est au cœur de mes histoires. Ici, ce qui prend du temps, c'est d'imaginer l'univers, ce qui va adviendra dans le futur.

Rutu Modan
Rutu Modan, © Hanan Assor


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