Publicité

Economie du partage : les limites d’une utopie

Après une phase d’enthousiasme pour les valeurs positives portées par l’économie collaborative, des observateurs pointent de possibles dérives et soulignent le besoin de régulation.

0203508633059_web.jpg
Aux Etats-Unis, la plate-forme d’enchères TaskRabbit propose aux travailleurs indépendants de petits boulots dans les services à la personne.

Par Benoît Georges

Publié le 20 mai 2014 à 12:47

Une nouvelle approche de l’économie, fondée sur la collaboration entre individus davantage que sur les échanges marchands. Un monde où les objets et les services se partagent au lieu de s’accumuler, pour le bien de la communauté. Des humains libérés des contraintes du salariat, qui retrouvent enfin un sens à leur travail loin des carcans rigides de l’entreprise. Porteuse de bien des promesses, l’économie du partage, ou économie collaborative, s’annonce comme une révolution majeure. Aux Etats-Unis, l’essayiste Jeremy Rifkin proclame dans son dernier livre, « The Zero Marginal Cost Society », qu’elle va bientôt éclipser deux siècles de capitalisme. En France, mardi dernier, Canal+ lui a consacré un documentaire élogieux diffusé en prime time, « Global Partage ». Quelques jours plus tôt, le think tank OuiShare, spécialisé dans l’économie collaborative, réunissait les principaux acteurs et penseurs de ce mouvement à la Villette. Nos concitoyens ont plutôt une bonne image de l"économie collaborative, comme en témoigne la dernière édition du baromètre de l'institut BVA sur le sujet.

Pourtant, dans le même temps, des voix commencent à se faire entendre pour dénoncer les dérives possibles de ce nouveau modèle, en particulier dans le domaine du travail. Si l’échange de biens d’occasion sur des plates-formes comme eBay ou Leboncoin.fr n’a jamais choqué personne, sa transposition dans le monde des services pose bien plus de problèmes.

Précarisation du travail

Les premières attaques sont venues d’acteurs directement menacés : chauffeurs de taxi contre UberPop à Paris ou Bruxelles, ou hôteliers contre Airbnb à New York. Au-delà de ces conflits très médiatisés, des questions commencent à émerger sur la condition des travailleurs du partage. Le lancement début avril à New York d’UberRush, un service de coursiers à pied ou à vélo, a été vu par l’influente revue américaine « The Atlantic » comme « le triomphe de l’économie de la récession » : un monde où le partage vient toucher même des activités jugées précaires et mal payées. Dans le dernier numéro du mensuel « Fast Company », la journaliste Sarah Kessler raconte un mois passé à tenter de survivre uniquement avec des petits boulots trouvés sur TaskRabbit, une plate-forme d’enchères présentée comme l’« eBay du travail » : « Au lieu de la révolution du travail promise, je n’ai trouvé que des tâches pénibles, un faible salaire et un système défavorable pour les salariés. »

Publicité

Pour Damien Demailly, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), ce début de remise en cause n’a rien d’extraordinaire : « On suit une courbe classique de l’innovation, avec au départ un fort enthousiasme, et puis l’on se rend compte que les choses sont plus complexes. Le discours promettant de se libérer de l’engagement lié au salariat en travaillant comme cuisinier pendant deux ou trois heures, puis comme chauffeur, apparaît comme une utopie. » Au départ mis en avant comme le moyen d’obtenir un revenu de complément utile en temps de crise, l’échange (rémunéré) de services entre particuliers pose particulièrement problème quand il devient le seul moyen de subsistance. « Dès qu’un individu cherche à en faire son activité principale, il risque de tomber dans la précarité », reconnaît Arthur De Grave, de OuiShare.

Reste que, dans un monde marqué par la persistance du chômage, les travailleurs n’ont pas toujours le choix. « Pour certains acteurs, en particulier jeunes, cela correspond à ce que j’appelle “l’ère de la débrouille” : de toute façon, il n’y a pas d’emploi stable, alors autant enchaîner les petits jobs », explique Anne-Sophie Novel, auteure de « La Vie share, mode d’emploi » (Alternatives, 2013). « Cela s’inscrit dans un moment où le travail est déjà en train de changer, poursuit Benjamin Tincq, cofondateur de OuiShare. Et cela pose forcément des questions, car les institutions et les outils de protection sociale qui devraient accompagner ce changement n’ont pas encore été inventés. »

Le gigantisme des plates-formes

L’autre dérive possible tient à l’émergence de géants mondiaux de l’économie collaborative. Si le mouvement est né dans des structures associatives ou coopératives, de nombreuses plates-formes d’intermédiation sont désormais des entreprises privées, et certaines se sont lancées dans une course à la taille critique. « Quand on voit des publicités pour des sites d’échange dans le métro, on se dit que l’on est quand même loin des valeurs de partage », estime Anne-Sophie Novel. Aujourd’hui, la notion d’économie du partage recouvre aussi bien de petits acteurs locaux comme les Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) qu’ Airbnb, qui a récemment levé 450 millions de dollars et serait valorisé près de 10 milliards de dollars, soit davantage que le groupe hôtelier Hyatt. Uber a obtenu, lui, 361 millions de dollars l’été dernier, principalement auprès de Google Ventures. Et TaskRabbit, qui n’est pour l’heure présent que dans cinq grandes villes américaines, a levé près de 40 millions de dollars depuis sa création, en 2008. « Il y a une crainte liée à la constitution de monopoles, ou tout au moins d’oligopoles, comme on a pu en voir naître dans le monde d’Internet ces dernières années », estime l’économiste Nicolas Bouzou, fondateur du cabinet Astères.

Au lieu d’un monde où chacun se retrouve sur un pied d’égalité, à la fois producteur et consommateur, la montée en puissance des plates-formes peut aboutir au résultat inverse. S’ils ne sont certes plus sous les ordres d’un employeur, comme dans le modèle classique, les travailleurs risquent de se retrouver dépendants des plates-formes, de leurs règles et de leurs ­systèmes de notation – la notation par les clients et le référencement venant remplacer la hiérarchie. Dans ce scénario, les travailleurs risquent de devenir paradoxalement plus isolés : « Enlever les intermédiaires, c’est aussi enlever des institutions collectives », estime Damien Demailly, pour qui « le discours qui se construit autour de l’économie du partage peut être aussi bien libertaire qu’ultralibéral ».

Ces réserves ne doivent bien sûr pas ­conduire à rejeter l’économie du partage dans son ensemble. Mais la plupart des observateurs, y compris à l’intérieur du mouvement, pointent la nécessité d’inventer un cadre adapté, que ce soit sur le plan de la concurrence, du droit du travail ou de la fiscalité. « Aujourd’hui, le monde politique doit s’emparer de ces questions », estime Emile Hooge, consultant de l’Agence Nova 7, spécialisée dans l’innovation partenariale. Pour Nicolas Bouzou, le véritable enjeu ne doit pas être de défendre telle profession contre telle plate-forme, mais plus globalement « d’inventer un mode de régulation, c’est-à-dire un ensemble de lois et de normes qui puissent s’appliquer au niveau mondial ou, a minima, européen ».

Trois dérives possibles du modèle collaboratif

Le risque de monopole des plates-formes. Plusieurs start-up américaines emblématiques comme Airbnb (échange de logements) ou Uber (chauffeurs urbains, coursiers…) se sont lancées dans une course à la taille critique, levant des centaines de millions de dollars et se lançant dans le monde entier, au risque d’entraver la concurrence et de devenir incontournables pour les travailleurs.La fin de la professionnalisation. Le principe des plates-formes d’échange de services est que chacun peut exercer n’importe quelle activité s’il a les compétences requises. Ce modèle, proposé aux Etats-Unis par le site TaskRabbit, est cependant réservé aux emplois faiblement qualifiés, avec une rémunération souvent inférieure au salaire minimum. Cela pose également un problème sur le plan fiscal.Des travailleurs pas si indépendants. Souvent présentés comme « libérés » des contraintes du salariat, les travailleurs indépendants risquent de se retrouver face à une autre forme de pouvoir : celui des plates-formes d’échange, indispensables pour exercer leur activité. Aux Etats-Unis, deux chauffeurs de Lyft, un concurrent d’Uber, ont saisi la justice pour demander leur requalification comme salariés.

Benoît Georges

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres

Nos Vidéos

xx0urmq-O.jpg

SNCF : la concurrence peut-elle faire baisser les prix des billets de train ?

xqk50pr-O.jpg

Crise de l’immobilier, climat : la maison individuelle a-t-elle encore un avenir ?

x0xfrvz-O.jpg

Autoroutes : pourquoi le prix des péages augmente ? (et ce n’est pas près de s’arrêter)

Publicité