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Création phonique

The Poetics of Time-Space

Jeremy Young, 2016

 

Démarche de l’artiste (traduit de l’anglais par Catherine Métayer)

L’une des premières questions que je me suis posée lorsque j’ai eu accès aux Archives internationales de musique populaire (AIMP) du MEG a été : en quoi l’écoute est-elle différente lorsqu’il s’agit d’une « écoute ethnographique» ? En tant qu’auditeurs, nous abordons sans doute différemment la musique lorsque celle-ci a le statut d’objet d’étude scientifique ou d’enregistrement de terrain, comparativement à une écoute qui se ferait uniquement pour le plaisir. Nous sommes à l’affut de gestes spécifiques, de techniques de jeu et de référents culturels, et nous écoutons attentivement les sons caractéristiques de l’environnement dans lequel l’enregistrement a eu lieu. Bien souvent, ce ne sont pas ces musiques qu’on écoute dans nos iPod lorsque nous courrons dans un parc ou travaillons dans nos bureaux, car elles nécessitent une contemplation immersive.

«L’écoute ethnographique» signifie pour moi écouter un artiste ou une population qui performe à travers le filtre de l’enregistrement qui en a été réalisé. Il ne s’agit pas d’étudier le fonctionnement technique de l’appareil d’enregistrement ou les caractéristiques particulières d’un support analogique, ni de l’appareil de lecture. Je ne prête pas non plus attention aux imperfections sonores bizarres qui surgissent, comme les problèmes de contact, le signal perdu ou un mauvais mixage. Ce qui m’intéresse, c’est le moment de la captation, l’ouverture et la fermeture d’une fenêtre sonore, ce moment historique qui est bien souvent négligé. Si je devais résumer ce que représente pour moi l’intérêt majeur des archives sonores, je dirais qu’elles sont une occasion de pouvoir entendre simultanément la musique et la mécanique qui lui donne vie.

La ligne de conduite que j’ai adoptée lorsque j’ai travaillé à élaborer ces cinq suites intégrant une soixantaine d’extraits musicaux d’archives, a été de conserver en tout temps une écoute critique, de rester au premier plan de l’expérience sonore, tout en arrondissant les coins pour inclure aussi des traits d’humour, certaines subtilités et des éléments musicaux s’accordant avec les extraits, sans les malmener. Ainsi, les espaces et territoires sonores sont au cœur de mon travail. La rigidité du ruban magnétique et les bruits de fond de l’enregistrement, les moments où le signal du microphone se coupe, les distorsions dues à l’ajustement brusque ou maladroit du volume pendant l’enregistrement, rien de cela n’est caché, et c’est parfois même uniquement ce que l’on entend. La période historique d’un enregistrement n’est pas uniquement transmise par la performance musicale mais aussi par la technologie qui a permis de la préserver. Aussi, j’ai voulu créer un «habitat» sonore dans lequel les manipulations ludiques qui caractérisent l’enregistrement (les qualités du ruban, les incohérences de la modulation et de la vitesse, le bruit de fond du vinyle ou du cylindre, la chute d’une aiguille, les erreurs de micro, la perte de transfert du signal) se mélangent librement à la composition et à la performance musicale.

The Poetics of Time-Space fait référence à l’essai La poétique de l’espace de Gaston Bachelard. Alors que les écrits de Bachelard examinent la relation intime de l’être humain face à l’espace et à ses frontières physiques, mon travail tente d’identifier les divers lieux impliqués par une performance musicale, et de les relier dans un espace-temps sonore par le biais de collages et de traitements des signaux acoustiques. Les Andes, l’Amazonie, la vallée du fleuve Jaune : ce ne sont pas ces lieux d’enregistrement que je cherche à mettre en avant dans ma composition. Au contraire, je propose plutôt de définir de vastes étendues sonores en écho à la distance qui, du point de vue du contenu musical, sépare un morceau de musique joué par une flûte péruvienne d’une fréquence d’onde sinusoïdale ou encore du son que fait entendre la cellule d’une aiguille qui tombe et saute sur les sillons d’un disque vinyle poussiéreux.

Les titres que j’ai donné aux segments musicaux composant les cinq Suites de The Poetics of Time-Space évoquent le plus souvent la terminologie de l’enregistrement analogique ou, comme j’aime à l’appeler, «au langage du schéma des circuits analogiques». Ils nous rappellent que ce que nous écoutons est en fait l’enregistrement d’un morceau de musique, et non la musique elle-même. Ils expriment aussi le processus général du travail que j’ai suivi dans ce projet, ainsi que mon approche des micro-performances qui se déroulent à l’intérieur de chacun des segments, pour lesquels j’ai imaginé et inventé de nouveaux mondes sonores réalisés avec mon propre équipement analogique, à partir des extraits d’archives.

Par exemple, le segment «Elapulapu Flute + Sine Waves» de la Suite I est une expérience exploratoire. Quel est le résultat sonore d’un assemblage d’extraits de flûte de Pan amazonienne et de sons sinusoïdaux purs de même fréquence, soumis ensuite à des effets de delay définis au hasard ? Avec «Mind Music» (Suite III) nous entendons un générateur d’ondes sinusoïdales créant l’impression d’un test d’écoute fait dans un laboratoire de science-fiction, au cours duquel j’improvise avec une famille arabe à Jérusalem pendant qu’un narrateur tente de décrire la scène. Dans «Broke Motor Aviary» (Suite V), l’auditeur est invité à découvrir le paysage sonore sublime d’oiseaux et de grenouilles d’Afrique du Sud, à travers le filtre d’un enregistreur à bande magnétique à moitié détruit et dont le mécanisme à courroie émet un grincement.

Le résultat de ces manipulations est parfois ironique, tout comme l’idée de m’insérer dans cette musique en la recomposant de l’intérieur. Je souhaite mettre en avant le caractère parfois absurde de l’expérience d’écoute. «Moonshineloop» (Suite I) et «Kiowa Peyote Transmission» (Suite V) sont des reprises humoristiques de moments musicaux originaux, qui ne sont pas sans rapport avec l’usage de substances illicites bricolées à la maison. Compte tenu de mon implication dans la réalisation de cette œuvre, quel est mon statut vis-à-vis de cette musique qui appartient à une culture différente de la mienne ? Comment trouver ma place dans l’univers intimiste qui caractérise le contexte dans lequel ces musiques sont originellement jouées, et qui paradoxalement ont été captées par un micro ? Cette question de l’accès et de l’ingérence oriente sensiblement ma façon d’écouter ces archives sonores et de tenter de les approcher d’une manière créative. Certes, certaines personnes ont eu accès aux performances musicales originales captées et conservées dans les archives sonores du MEG, ces personnes appartenant à une hypothétique communauté constituée par le preneur de son et/ou l’anthropologue. Avons-nous pour autant l’autorisation d’accéder aux enregistrements de ces performances et d’en modifier le contenu?

Une éventuelle piste de réponse à ces questionnements concernant l’accès aux documents musicaux originaux et l’intrusion du compositeur qui les utilise, est de se focaliser non pas sur le contexte culturel dans lequel les musiques existent mais sur l’ethnographe ou l’ethnomusicologue qui les a enregistrées. En écoutant toutes ces musiques d’archives, j’ai parfois été obsédé, à différents degrés, par certains enregistrements bizarres qui ont surgi. Les suites «Needle Drops + Signal Loss » et « Waves On Tape » (Suite II) témoignent de moments où le microphone et le ruban magnétique semblent surtout avoir retenu les agissements de l’ethnomusicologue. Ces segments sont pour moi une tentative qui vise à déconstruire l’image du chercheur comme figure d’autorité, à le ridiculiser en proposant une caricature sonore qui évoque un scientifique fou, brûlé par le soleil et dévoré par les insectes, agitant un microphone au-dessus d’un tambour.

Cette parodie est particulièrement évidente dans «The Lyrebird» (Suite III), où chacun semble rire aux dépens du pauvre ornithologue. L’oiseau-lyre est reconnu pour son habileté à imiter son environnement sonore. Ainsi, au début de ce segment, nous entendons un synthétiseur (instrument de musique dont le potentiel est comparable à celui de l’oiseau-lyre) qui s’insère dans l’enregistrement du chant des oiseaux, tentant de ne pas se faire remarquer alors qu’il essaie de jouer comme s’il était l’un des leurs. Arrivent ensuite les membres de la population Wayana-Apalai habitant la forêt amazonienne, qui eux-aussi sont réputés pour leur habileté à imiter les animaux qu’ils chassent. L’histoire raconte ici les ruses des uns prétendant pouvoir piéger les autres, tous jouant à cache-cache avec le pauvre ornitologue qui tente seulement de poursuivre honnêtement son travail scientifique.

«Sanzen Tape Reservoir» (Suite IV) est sans doute la Suite pour laquelle la musique a été composée avec le plus de profondeur. Elle est aussi la seule que je puisse éventuellement jouer sur scène. «Sanzen» signifie prendre conseil auprès d’un maître Zen. La méditation zazen, interprétée ici par un musicien jouant de la flûte shakuhachi et un musicien de cithare koto, est lente, répétitive et largement improvisée. Elle tente d’instaurer un état de paix et de pleine conscience. Ainsi une oasis de calme émerge, au cœur de The Poetics of Time-Space. Pourtant, cette suite est elle aussi le résultat de la fragmentation d’une longue improvisation en échantillons qui ont été copiés sur un ruban magnétique, celui-ci ayant ensuite été coupé en différentes boucles que j’ai assemblées et recollées en vue de créer un flot onirique. L’échelle pentatonique qu’on entend au début module à mi-chemin, comme pour nous dire : puisque la méditation ne fait pas son effet, essayons à nouveau… Le terme « réservoir », en parlant d’un magnétophone, désigne un compartiment de stockage temporaire pour des sections de la bande, juste avant et après qu’elle passe sur la tête d’effacement, la tête d’enregistrement ou la tête de lecture. Le réservoir est donc une sorte de boîte noire vers lequel la bande défile avant d’être neutralisée, magnétiquement reconfigurée ou déchiffrée de manière audible, donc magnifiée. The Poetics of Time-Space est une expérimentation créatrice qui questionne notre façon d’écouter. D’une certaine manière, le travail de composition qui a été accompli peut être comparé à la technologie du magnétophone : faire entendre une pièce musicale, observer le défilement de la bande magnétique dans les rouages de la machine et se laisser captiver par l’écoute simultanée de la musique et du mécanisme par lequel elle a été captée.

Jeremy Young, 2016

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