I. Georges Amoudruz (1900-1975), un ingénieur au pluriel

Né le 28 mars 1900, Georges Amoudruz passe son enfance à la Capite sur Vésenaz dans le canton de Genève. Après des études en ingénierie, il part travailler dans le nord de la France en zone sinistrée par la Grande Guerre et, en 1922, il reprend la direction de l’entreprise familiale de vidange. Sa passion pour la spéléologie le conduit à participer, à partir de 1931, au Club des Boueux, et à créer en 1939 la Société suisse de spéléologie, consacrée non seulement à l’étude de la spéléologie, mais aussi de la préhistoire. Amoudruz a notamment exploré les cavernes du Salève, la Grotte de la Diau en Haute-Savoie et les grottes de Mégevette .

Si la trajectoire biographique d’Amoudruz présente aujourd’hui quelque intérêt, c’est surtout parce qu’il passa une grande partie de sa vie à énumérer, collationner, collectionner et juxtaposer, sans hiérarchie apparente, des notes d’enquêtes, des cartes postales, des coupures de presse, des gravures, des objets, des instruments et des outils usuels. Il créa ainsi une véritable «machinerie» à combiner tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, viendrait illustrer la vie populaire du Valais, des Savoies, du Dauphiné, de l’Isère et de la Provence, du Gard et des Cévennes, de l’Ain et du Jura, de la Haute-Saône et des pays limitrophes, en particulier la vallée d’Aoste et les Alpes italiennes.

 

La passion du classement

Ils sont nombreux ceux qui, déroutés par le caractère disparate de ce travail interminable, ont parfois mis en doute la valeur documentaire de ce tableau de faits et de choses inégalement importantes, peu compatible avec une approche ethnographique moderne. Pourtant, de son vivant Amoudruz a souvent été reconnu comme un informateur de premier ordre par les ethnographes ou les historiens locaux. Il était bien souvent le seul a avoir relevé et documenté le détail insignifiant dont ils étaient à la recherche, et cela en portant attention, pendant plus de 40 ans, aussi bien aux héritages qu’aux transformations, aux pesanteurs comme aux différentes logiques d’action collective et individuelle des habitants de ce vaste territoire alpino-rhodanien qu’il nomma affectueusement dans quelques textes, son «jardin».

Son regard minutieux, toujours attentif à la diversité des traits sociaux, culturels et historiques, a certainement été façonné en profondeur par ses premières expériences enfantines, sa formation d’ingénieur et une passion avérée pour la collection qui le conduira à constamment reprendre et améliorer ses classements, choisissant d’abord une classification thématique, penchant ensuite pour une distribution géographique, avant d’articuler les deux logiques. Cette façon de faire, qu’on peut appeler une «méthode», doit être envisagée surtout comme une alternative au développement des systèmes de classement de plus en plus rigides et sur-rationalisés qui, durant les années 1930, touche en particulier les musées d’ethnographie un peu partout en Europe, y compris en Suisse.

 

La collection Amoudruz au Musée d’ethnographie de Genève

Acheté et conservé par la Ville de Genève après sa mort, en 1975, cet important fonds documentaire, ainsi que sa collection d’objets, sont à l’image de sa vie, ou plutôt de sa manière de travailler. On y voit des intérêts divers mais surtout des errances. Son domicile genevois, rue de l’Arquebuse, s’est rapidement transformé en un cabinet de curiosités où les objets étaient tour à tour disposés soit d’après un ordre géographique, soit en fonction des matériaux utilisés, soit encore à partir de leurs fonctions et usages.

Rue de l’Arquebuse

C’est au milieu de ses 8'000 objets , de ses 1 200 classeurs d’archives et de documents, d’une bibliothèque riche de 7 000 monographies et d’une centaine de périodiques régionaux couvrant des champs allant des sciences naturelles à la géographie , ainsi que d’un lot de 5 000 estampes et cartes géographiques anciennes conservé au musée d’Ethnographie et bientôt au Centre d’iconographie genevoise , qu’Amoudruz reçu les amateurs et les professionnels du folklore suisse et européen. C’est là, aussi, qu’il s’intéressa de près aux ventes privées, qu’il croisa les antiquaires et développa un important réseau de vide-greniers, puciers, chineurs, marchands et négociateurs.

Les archives d’Etat eurent recours à sa collection de manuscrits, comme Alfred Bühler, l’un des conservateurs du musée d’Ethnographie de Bâle, qui le sollicita dans le but d’établir une collection sur les maladies et la médecine populaire. Marcel Maget, conservateur du musée national des Arts et traditions populaires, insista auprès d’Amoudruz, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, afin qu’il publie au plus vite sa documentation en grande partie encore inédite, même si l’homme n’entretiendra jamais avec l’écriture une relation heureuse, lui préférant, de loin, les échanges informels.

Pour autant, tous ceux qui eurent accès à sa maison le remercièrent d’une manière ou d’une pour la visite de son «grenier enchanté» où chaque jour il s’occupe en classant, divisant, regroupant et cataloguant plus de 7 000 fiches sur lesquelles, par le biais de dessins techniques et de vues partielles, il dissèque des outils, des costumes, et tous les objets de la vie quotidienne de ce monde alpino-rhodanien en indiquant à chaque fois la provenance, le nom vernaculaire, ainsi que de nombreux détails liés au fonctionnement des mécanismes techniques.

Tout semble organisé pour faciliter l’accroissement sans limite de cette vaste collection qui connaîtra une première consécration internationale en 1946 dans une exposition, encouragée par E. Pittard, sur l’art rustique des Alpes rhodaniennes, au musée d’Ethnographie de Genève. Dans les comptes rendus de l’administration municipale de Genève pour cette année 1946, on peut lire à ce sujet :

«Le 25 juillet, s'ouvrait au Musée, une exposition intitulée L'art rustique des Alpes rhodaniennes, entièrement composée d'objets (environ 3000) appartenant à la collection de M. Georges Amoudruz. Cette collection, unique au monde, renferme presque tout ce qui concerne le bois sculpté, la boissellerie, la poterie, le fer forgé, les images populaires, etc., etc., de ces régions. Une salle est consacrée à la France, une autre au Valais et aux Alpes vaudoises, le vestibule est également voué à l'art rustique de ces deux contrées. Le Musée peut être infiniment reconnaissant à M. Amoudruz de lui avoir prêté pour quelques mois les objets qu'il a recueillis avec amour, pendant de longues années de recherches scientifiques».

 

La vocation du terrain : Vercorin

Sans doute, l’élément déclencheur de son irrépressible curiosité et de sa décision de dresser un véritable atlas de la «vie» alpine se trouve dans sa découverte, en 1934, du village de Vercorin situé à 13 km de Sierre, dans le canton du Valais, à l’entrée du Val d’Anniviers.

C’est dans ce village, berceau de sa famille par alliance, qu’il inaugure presque par hasard sa première prospection du monde populaire et de la vie rurale. C’est là, de manière fortuite, qu’il amasse les premiers items de sa future collection et qu’en compagnie de sa femme Agnès Vocat-Amoudruz, originaire du village, et de son fils Claude, il mènera des «enquêtes».

Portrait d’Agnès Vocat, mariée à Georges Amoudruz
Portrait de Claude Amoudruz devant une croix de protection sur le linteau de la porte d’une grange
Georges Amoudruz arrivant à l’alpage d’Orzival à dos de mulet en août 1937

En lisant ses archives, on ne peut être que surpris par la minutie extrême avec laquelle il consigna le moindre détail de la vie à Vercorin. On comprend mieux aussi, pourquoi il n’aimait pas réduire son travail à celui d’un simple collectionneur, lui préférant le terme – qui lui semblait plus juste – de folkloriste, tant que celui-ci permet de désigner la personne qui s’occupe des traditions, des vieux objets usuels et des savoirs en désuétude, des rites et des croyances populaires, de la littérature orale, des fêtes et des cultes qui, pour certains encore, peuvent s’appréhender dans l’instant. Le folkloriste est aussi celui qui cherche à retrouver une certaine simplicité dans un monde qui se complexifie de plus en plus rapidement, et ce par un regard rapproché, parfois contemplatif, sur la matérialité des choses et des êtres, sur les contraintes écologiques et historiques qui pèsent parfois lourdement sur les populations et leurs devenir :

«Il ne faut pas avoir parcouru quelques fabriques comme c’est le cas pour la poterie pour se faire une idée, mais visiter des centaines de maisons, allant porte à porte, village après village, causer avec les gens, boire le verre ensemble, un petit verre par-ci par-là, une tasse de café, faire rire les mamans pour avoir la confiance de la maison : et petit renseignement après petit renseignement, on comprend quelques points qui restaient obscurs». (Archives Amoudruz – doc «art populaire» (Archives MEG))

C’est cette posture singulière – que pourrait revendiquer tout ethnographe actuel convaincu que des explications sur une société ne peuvent surgir qu’après s’être fortement imprégné du milieu, des gens, de la langue, et de leurs manipulations techniques – qu’Amouduz cherche à défendre dans plusieurs de ses textes, affirmant également haut et fort le droit de poser un regard sans complaisance sur le monde rural, y compris à partir de détails que l’on croit insignifiants mais qui se révèlent en fait infiniment plus complexes. Un point de vue finalement très proche de celui que Paul Rivet avait envisagé en 1929 dans la revue Documents, rappelant que l’ethnologue doit savoir s’intéresser à la maison du «pauvre», à l’outil humble et imparfait que ce-dernier utilise quotidiennement. C’est pour cela qu’il a autant de valeur que le vase ou la poterie finement décorée.

C’est avec quelques questions concrètes en tête qu’Amoudruz amorce son travail, les enrichissant au fur et à mesure de ses découvertes, parfois en s’ouvrant au comparatisme lointain. Pourquoi les quenouilles sculptées dans une vallée ne le sont pas dans une autre ? Pourquoi des berceaux sont polychromes là et pas ailleurs ? Ces différences relèvent-elles d’une mode locale ? D’une jalousie entre voisins ? Ou plus simplement, du refus de l’inutilité qui, selon lui, permet de définir une partie du caractère du Savoyard envers les objets de son quotidien ? Mentalité particulière qui, comme l’indique encore Amoudruz, explique pourquoi celui-ci «ne détruit pas (…), ne soigne pas non plus. Il attend que les choses disparaissent par le temps ou l’incendie».

 

Un travail d’archives

C’est en partant des 14 classeurs, mais aussi des fiches et des objets qui portent l’indication «Vercorin» que nous avons cherché à contextualiser les débuts de sa collection, dont une partie est aujourd’hui exposée dans les galeries permanentes du MEG.

Classeurs d’Amoudruz portant la mention de Vercorin et du Valais

C’est en suivant ses cheminements sur le terrain, ses lectures, ses hypothèses, les quelques indications qu’il a pu laisser au détour d’une photographie, que nous avons cherché à saisir la matérialité de cette enquête princeps, et comprendre comment il s’imprégna de ce territoire en le cartographiant avec précision, en questionnant ses habitants sur leur style de vie et leurs croyances, et en collectant les premiers objets de sa collection.

Une réflexion d’autant plus importante que c’est au même moment, dans l’Europe entière, que la question des traditions populaires et de la culture populaire – qui n’était jusque là qu’une nébuleuse de méthodes peu unifiée autour de la notion vague de «folklore» – entame un long processus de requalification et d’institutionnalisation académique. En France, c’est en 1937, l’année ou Amoudruz participe pour quelques jours à la vie de l’alpage d’Orzival, que se crée le musée des Arts et traditions populaires et s’organise le premier Congrès international de folklore. Le folkloriste anticonformiste est aussi un homme de son temps.