II. Le cartographe d’un territoire unique

Vercorin, un village typique ?

Le village de Vercorin est présenté dans les classeurs de plusieurs manières.
Il apparaît sous la forme de nombreux dépliants touristiques ou publicitaires, datés pour la plupart des années 1950 et 1960, qui vantent une station équipée à la mesure des exigences «modernes» ou l’extraordinaire variété d’un paysage qui fera le bonheur des estivants comme des amateurs de glissades et de descentes. Une petite station finalement devenue «la coqueluche des Genevois» ! Lorsqu’Amoudruz pénètre dans le village pour la première fois, au début des années 1930, la carte postale est fort différente. Vercorin souffre de la désertification. Il n’existe plus qu’un cafetier et un épicier. Les touristes sont inexistants et aucun étranger n’y réside vraiment. L’autarcie, qu’elle soit économique, sociale ou culturelle, règne avec, en corollaire, une solidarité villageoise surdéveloppée et une recherche continuelle d’une certaine permanence, tant dans les rapports de parenté que dans l’organisation collective de la production et des échanges.

C’est certainement ce qui interpelle l’homme de Genève et qui va le conduire à considérer ce village comme une parenthèse sociale, un isolat coupé du monde extérieur. Amoudruz est convaincu surtout que la taille réduite du village peut permettre de l’appréhender dans sa totalité. Il serait possible de passer en revue l’ensemble des traditions et des rituels qui en structurent la vie quotidienne, de décrire le rapport technique de ses habitants au monde, ainsi que les relations que ces mêmes habitants entretiennent avec la nature et les animaux.

 

Premières impressions

Ce qui ressort tout de suite des notes et photographies prises par Amoudruz dans ce lieu à part, c’est d’abord un territoire. Vercorin se distingue par son paysage agro-pastoral typique d’un village de montagne qui serait resté dans une certaine «pureté» architecturale, technique et écologique.

Deux vues de l’entrée du village de Vercorin
Vue de la montagne d’Orzival
Vue du Châtelard, nom du premier rocher qui domine le plateau de Brie
Vue du Châtelard
Vue de la Barme de Crougeaz. Amoudruz ajoute en note sur la photographie : «Sur la rive gauche se trouve une petite grotte dans le tuf sans intérêt».
Vue du rocher de la Crevache, situé au nord de Vercorin
Vue du haut de la montagne d’Orzival
Vue du vallon de Crougeaz
Vue du vallon de Crougeaz

Amoudruz cherche à en faire un inventaire précis, revenant longuement dans ses descriptions sur la culture de la vigne en étage, l’exploitation des écorces, ou encore l’usage des bisses, ces canaux d’irrigation vertigineux et d’une incroyable audace, comme celui dits des Sarrasins. Inconnus dans d’autres régions des Alpes, ces bisses étaient une condition essentielle du bon développement agricole et économique de la région.

Culture communale de la vigne en étage, typique de Vercorin. Comme le précise Amoudruz dans ses notes sur les vendanges, celles-ci étaient surtout l’occasion «d’une vaste beuverie où tout le monde rentrait saoul». (Voir L’Arche perdue, Op. Cit., p. 132-133)
L’empilement des écorces. Une autre particularité de l’exploitation forestière de la région de Vercorin
Plusieurs vues photographiques du bisse des Sarrasins. Avec ses annotations, Amoudruz cherche à replacer l’orientation du bisse par rapport à la route qui mène au village.

 

Se représenter un territoire

Avant de se lancer dans la description des objets du quotidien, dans la question du rapport à la nature et aux animaux, et de comprendre la place des travaux des champs sur les systèmes de croyances et de valeurs des habitants de Vercorin, Amoudruz entame une lente imprégnation de ce territoire singulier par le biais de cartographie. Il collectionne de nombreux plans qu’il trouve et découpe dans des guides touristiques. Il utilise des photographies aériennes.

Carte de la région de Vercorin conservée par Amoudruz dans l’un de ses classeurs
Vue aérienne de Vercorin et de sa proche région

Mais surtout, il s’essaiera lui-même à plusieurs tentatives de schématisation, faisant montre d’une bonne connaissance des règles de base du langage cartographique. C’est le cas, par exemple, de sa carte du Chemin des Croix de Vercorin, ou de sa carte des pierres à cupules du Grimentz , du Rawyres, ou du Châtelard, colline située à quelques kilomètres de Vercorin, de l’autre côté du Rhône.

Plan des différents emplacements des croix du village de Vercorin et de ses environs. Dans d’autres notes, il indiquera le nom de ces croix : la Croix Perruchoud, celle de la Place, celle du Cimetière, celle du Coujon (ou encore Croix Métraillet), celle du Bozon (ou du Curé), de la Vuarde, de la Crète, de Bellacrettaz, et de la Combache.
Photographie des pierres à cupules du Rawyres, près d’Ayet
Plan des emplacements des pierres à cupules du Châtelard, entre Chalais et Vercorin

Un plan et deux photographies des emplacements des pierres à cupules de Grimentz, avec en note les dimensions des cupules.

Ces pierres, également appelées pierres à écuelles, présentent une surface creusée de dépressions cupuliformes, le plus souvent hémisphériques, qui peuvent être d’origine naturelle ou artificielle. Elles seront classées, à la fin des années 1980, «monument d’importance nationale» dans l’Inventaire suisse des biens culturels d’importance nationale et régionale. Loin cependant d’accepter l’origine exclusivement préhistorique de ces cavités, Amoudruz développe une autre explication. Elles seraient le résultat d’un jeu de dînette répété par les enfants de la région alors qu’ils gardent les troupeaux. En écrasant les baies dans les dépressions, ce jeu favoriserait l’accroissement des écuelles. La preuve, ajoute Amoudruz, c’est qu’on ne les trouve que là ou des enfants font pâturer les bêtes : «C’est surtout autour des hauts mayens que l’on voit des cupules, là où le bétail n’est pas confié à des hommes mais à des enfants, après la descente des hauts alpages où là ce sont des hommes qui les gardent. On me raconte que la dinette avait toujours un goût de pierre pas très agréable». (Voir «Pierres à écuelles», texte repris dans L’Arche perdue, p. 93-94).

Dans ses tentatives de schématisation, on doit encore ajouter sa carte des dévaloirs à bois, appelés aussi «tsablo», et surtout celle de l’alpage d’Orzival sur lequel Amoudruz déambulera plusieurs jours durant le mois d’août 1937

Schéma de répartition des «tsablo», ou dévaloirs à bois utilisés dans la région de Vercorin
Plan schématique de l’alpage et de la montagne d’Orzival

 

Comprendre un monde qui change

Cartes, photos, plans, schémas… autant de façons différentes de sillonner un même territoire dans le but de comprendre comment l’homme de Vercorin, en modifiant son milieu de vie, en s’adaptant à des conditions difficiles, s’est lui aussi modifié.

Cette perception particulière d’un territoire par le biais de cartes et de plans sur lesquels Amoudruz fait figurer de multiples indications constitue une approche qui va durablement structurer sa compréhension du monde alpino-rhodanien. La carte lui permet en effet de répondre à deux impératifs ou besoins particuliers.

Le premier est un impératif de mesure puisque la carte, comme le schéma, vont lui permettre de se situer face à un monde qu’il s’agit d’observer dans ses moindres détails. Cet usage de la carte structure aussi une grande partie de l’ethnographie européenne et Suisse. En 1937, Paul Geiger et Richard Weiss lancent une série de campagnes d’enquêtes de terrain dans 387 localités en vue de la création d’un Atlas folklorique suisse, qui sera publié à partir de 1950 et jusqu’à 1983.

Le second impératif auquel la carte permet de répondre est qu’elle donne à voir des traversées possibles de ce monde en transformation. Il s’agit pour Amoudruz de traverser un territoire pour le connaitre, mais ce territoire est aussi composé de récits, de pratiques, de croyances…. Autant de thèmes qui étaient jusque là séparés dans les recherches folkloriques et/ou ethnographiques et qu’Amoudruz cherche à accorder. Voir Vercorin dans sa totalité, c’est interroger les liens, les réseaux, les points de passage possible, c’est surtout réinsérer Vercorin dans un territoire plus vaste. «Aimer le pays parcouru par un fleuve et sillonné par ses affluents ; vouloir le pénétrer en tout sens, en toute altitude, en toute profondeur, on arrive, bien loin de connaître, à commencer à le comprendre» (Un collectionneur dans ses états, MEG, «Collection Mémoires vivantes», 1987, p. 24), ajoute-t-il dans l’une de ses rares prises de parole sur le sujet.

En allant de Vercorin à Pinsec par Grangeaz
Les crêtes : noms des lieux et des points de passage

La cartographie sera aussi pour Amoudruz un moyen de systématiser ses collectes d’objets et d’archiver ses données de manière spatiale. C’est la carte qui sous-tend son esprit d’inventaire et de classification.

 

L’habitat rural et la logique de la maison

Les nombreuses photographies de Vercorin prises par Amoudruz durant ses enquêtes ne font qu’une place restreinte à l’homme et à l’animal. C’est d’abord un sol, un climat sujet à de forts aléas, un terroir, une certaine géographie qu’il cherche à illustrer en la mettant toujours en relation avec les aménagements humains et, en particulier, l’habitat.

Pour réaliser cette tâche, Amoudruz mettra à profit sa grande maîtrise du dessin d’architecture. Il représente les maisons du village sous la forme de plans précis qui donnent à voir la disposition des différents espaces d’habitation, les décorations des façades, les ouvertures, les ornements, l’emplacement des escaliers...

Entrée d’une rue de Vercorin. Vue sur un escalier
Détail d’un balcon et d’une grange aménagée pour le séchage

Au-delà des maisons d’habitation, Amoudruz s’intéressera tout particulièrement aussi aux raccards et autres greniers qui reposent sur un assemblage de bois sur pilotis et des palets de pierre dont le but est de protéger les récoltes en empêchant les rongeurs d’y grimper. Les réserves fourragères jouent alors un rôle capital pour les habitants, conditionnant les capacités de survie des bêtes, et donc du village, pour toute la durée de l’hiver.

Détail d’un raccard de Vercorin en hiver
Grange à foin et grenier à blé en hiver
Détail d’une ouverture de grange
Détail de l’entrée d’une maison de Vercorin, avec la date de construction et les initiales de la famille propriétaire représentées sur la façade
Plan de l’intérieur du Chiesse et de la fromagerie de la montagne de Tracuit-d’en-haut, voisin de l’alpage d’Orzival

Si, dans de nombreux cas, l’explication d’Amoudruz peut sembler causale – il en revient constamment aux fortes contraintes naturelles et à l’isolement du village et de ses habitants –, elle n’est jamais totalement déterministe. Amoudruz cherche aussi à spécifier, identifier, reconstituer des lignées, des généalogies familiales, en croisant tous les éléments à sa disposition : des relations amicales et/ou matrimoniales, la répartition des forêts, les limites de propriétés, le partage de la production agricole lors de l’alpage, le mesurage du lait, la répartition des bêtes en fonction des propriétaires, les marques à bois...

Description des limites de propriétés à Vercorin. Dans son texte, on peut lire : «Une grosse pierre pesée debout dans le terrain marque la limite des propriétés. On la nomme la Termino : limite. Mais il se faisait qu’un des propriétaires déplace à son avantage cette Termino ou qu’on confonde une autre pierre avec elle. Chaque propriétaire place contre la Termino, mais chacun sur sa propriété, une pierre nommée Vesarentie qui est une pierre plate».
Tableau synoptique des alpages du Val d’Anniviers
Tableau synoptique des alpages du Val d’Anniviers

Description de la pratique des cercles gravés dans la pierre pour mesurer la production de lait dans le Val d’Anniviers. Concernant Orzival, Amoudruz précisera : «A Orzival au Chiesse c’est une très grosse pierre. C’est donc au chalet principal là ou se trouve la cave à fromage, là ou on parque le bétail au début de l’alpage du fait que l’herbe y est plus précoce du fait de l’altitude qui est plus basse. A Orzival on ne faisait le mesurage du lait que le 7e jour de l’alpage».

Description des marques faites sur les oreilles des moutons. Il s’agit de petites mutilations que l’animal garde en permanence. La pratique fut ensuite remplacée par celle des boucles.

Description de la pratique de la marque des moutons : «Il y avait autrefois quelque 2 000 moutons dans la commune de Chalais qui à certains moments étaient alpés tous ensemble. Aussi chaque possesseur de mouton avait sa marque personnelle et tous ses moutons en étaient marqués. C’est aux oreilles que les moutons étaient désignés par certains signes faits à l’aide d’un ciseau et d’un emporte-pièce».

Marques à bois et marques domestiques. Comme le note Amoudruz: «Les entailles que l’on fait pour marquer le bois sont transmises de famille en famille, le dernier des fils hérite de la marque de famille».

C’est bien la fonction symbolique de cette «maison» paysanne qui l’intéresse. Si celle-ci se rattache à des terres qu’il s’agit de baliser puisqu’elle circule entre les générations, elle représente d’abord un nom, une famille, qui y vit et qui y travaille.

Photographie de la maison de Joseph Rosier et Gilbert Métraillet, anciennement celle de Boniface Antille.
Détail de la maison appartenant à Maurice Chevey et sa famille.
Détail de la façade de la maison familiale d’Agnès Vocat-Amoudruz, dont le rez-de-chaussée est partagé avec la famille d’Oscar Zuber.
Vue de la maison de Louis Antille en hiver.
Vue de deux maisons de Vercorin au niveau de la Croix de Métraillet

En reconnaissant l’existence de liaisons parfois fortes entre les hommes et leur milieu de vie, en voyant comment certaines contraintes ont poussé les individus a créer, au cours de l’histoire, des conditions de survie comme des manières de se représenter le monde, Amoudruz s’interrogera aussi sur les différents choix qui ont été faits par ce groupe de Vercorin. Quelles sont les différentes réponses adaptatives que le village a développé au fil du temps pour continuer à vivre dans ce milieu si peu propice ? C’est le cas, par exemple, de l’intérêt qu’il porte au tunnel construit en 1932 sur la route Brie-Vercorin et qui semble profondément modifier la physionomie du village.

Construction du tunnel et de la route Brie-Vercorin, ouverte en 1932

 

Changer la focale

La focale d’Amoudruz ne cesse de s’agrandir au fur et à mesure de sa connaissance du territoire. Il passe de la maison, aux rues, puis à la place du village dans la région. Un agrandissement qu’il matérialise sur ses photographies en indiquant en marge la présence d’une route sur la gauche, d’un alpage à droite, ou encore d’une montagne que l’on ne voit pas mais qui est belle et bien en arrière-plan. Sa perception se fait globale, ouverte surtout.

Vercorin n’est plus un isolat. Le village est une partie d’un réseau plus vaste, fait de connexions plus étendues, comme ces routes et ces chemins qui sillonnent le paysage et qu’Amoudruz connaît parfaitement pour les avoir arpentés physiquement, en particulier celles qui le mèneront à l’alpage d’Orzival qu’il décrira longuement, comme le ferait un géologue ou un géographe curieux des dénivellations, des conditions climatiques, des plissements et des cassures géologiques, mais surtout des passages utilisés par les bêtes, des lieux de pâturage, des lieux de vie et des nombreux usages que les hommes font de ce territoire… tout ce qui, finalement, fait l’identité d’une montage et permet de la qualifier.