A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
 
1/5: Résultat précédent Résultat suivant

Qiu, Jie (Shanghai/Chine, 1961)


Enfance, 1997
Ensemble de cinq tableaux
Huile sur toile
Dimensions: 101 x 52 cm (chaque tableau)

Acquis en 1999

[n° inv 1999-012/1 à 5]

Collection du Fonds d'art contemporain de la Ville de Genève (FMAC)



>> Autres oeuvres
>> BibliographieAA : Le lien ouvre la bibliographie en fin de page.
>> Imprimer

Crédits photographiques : Jacques Pugin
 

Enfant de la Révolution Culturelle chinoise, Qiu Jie (né à Shangai en 1961) puise son inspiration dans sa propre expérience, revendiquant à son œuvre, depuis sa sortie des Beaux-arts de Genève (1994), une dimension autobiographique, authentique et réaliste. Les garçonnets représentés par l'artiste s'inspirent fidèlement de ses portraits photographiques réalisés alors qu'il était enfant, comme l'incite à penser la précision avec laquelle il traite le moindre des détails. La mise en scène conventionnelle et les poses figées rappellent quant à elles les clichés photographiques de la Révolution culturelle, tout en interrogeant les notions entrelacées d'identité et de collectivisme.
La série "Enfance" se compose de cinq portraits de garçonnet de quatre, six, huit, dix et douze ans, grandeur nature : Qiu Jie se peint enfant, à différentes étapes de son évolution, comme le révèlent les transformations physiques observées. Par contraste, l'environnement est quant à lui immuable, comme dans une volonté de neutralité. Qiu Jie se réapproprie sciemment et non sans ironie l'esthétique propre au réalisme socialiste dont il est l'héritier. En effet, lorsqu'il entreprend sa formation artistique à Shangai, en 1978, Mao Zedong n'est mort que depuis deux ans et les objectifs de la Révolution culturelle - servir le Peuple en combattant l'individualisme - dominent encore l'éducation. L'apprentissage de l'art est sévère : l'étudiant apprend à développer une technique réaliste rigoureuse et à exécuter par exemple un portrait de héros révolutionnaire, sur le vif ou d'après photographie, en moins de deux heures.
S'il montre dans cette série la vulnérabilité du corps en transformation, il révèle aussi les mutations identitaires et sociales. Il délaisse l'anecdote personnelle au profit des rapports existant entre l'individu et l'histoire collective. En focalisant son propos sur son parcours à travers ces cinq autoportraits, il tente d'évoquer de manière subtile la complexité culturelle et politique de la Chine des années 60. Le garçonnet figuré sur les trois premiers tableaux tient un ballon ou un cochon en plastique, alors que le même enfant plus âgé des deux dernières toiles arbore fièrement un fusil mitrailleur. Qiu Jie exprime ainsi, avec sa minutie habituelle, le poids dans son œuvre de la mémoire du passé, celui de son pays. Il travaille ses portraits comme des moments documentaires, où il montre comment l'individu évolue selon le contexte socio-historique. Chaque détail - un objet (présence de la colonne antique dans le premier tableau, ballon puis mitraillette), un motif sur un vêtement (lampion chinois, entrée de la Cité interdite sur la place Tien An Men), un accessoire (foulard noué autour du cou) - nourrit son souci de précision et sa quête de véracité historique. Tels des indices semés au fil des toiles et du temps, les mêmes sandales portées par le garçonnet quel que soit son âge témoignent du choix inexistant des biens, de l'uniformisation de masse et de la réelle pauvreté durant les années 60 en Chine. L'enfant âgé de trois ou quatre ans sur le premier tableau renvoie au début de cette période alors que la Révolution culturelle n'est pas instituée : il joue au ballon et la colonne antique décorative est encore tolérée. Quatre ans plus tard, ce symbole du capitalisme petit-bourgeois sera brisé. Chaque tableau marquant un intervalle de deux années définit une étape dans l'endoctrinement idéologique communiste. L'enfant finit par arborer le foulard rouge de pionnier du Parti communiste chinois en s'identifiant à un petit soldat prêt à défendre son pays.
Enfin le cadre rouge qui relie constamment les personnages entre eux est empreint d'une certaine ambiguïté : il allie la couleur spécifique de la laque chinoise au symbole communiste tout en évoquant très explicitement l'encadrement répressif dont fut victime le peuple chinois.
Si Qiu Jie vit en Suisse depuis de très nombreuses années, il porte toujours vivace en lui la mémoire intacte de son pays natal mais offre un regard distancié sur cette période historique. Evitant de porter un jugement acerbe sur le passé, il envisage la réalité avec pondération. Entre naïveté et gravité, individualité et communauté, son travail témoigne avec un souci d'objectivité des traces de l'histoire. La rigueur de son point de vue et sa maîtrise technique concourent à une seule exigence : capter l'âme du sujet et dépeindre le visage identitaire et socio-historique chinois des années 60 à aujourd'hui.

Julia Hountou