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Le Corbusier (La Chaux-de-Fonds/Suisse, 1887 - Roquebrune/Cap Martin/France, 1965)


Trois femmes, 1950
Tapisserie murale
Tapisserie sur métier, basse lisse, laine, lin
Dimensions: 220 x 300 cm


[n° inv 1962-003]

Collection du Fonds d'art contemporain de la Ville de Genève (FMAC)



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Crédits photographiques : Lucas Olivet, Petit-Lancy
 

Bien que Le Corbusier soit principalement connu pour son architecture et son apport théorique, son œuvre peint est sans doute tout aussi important, car « c'est davantage devant son chevalet que sur sa table à dessin que sont nées ses formes architecturales » (Petit, 1970). De plus, il s'est rapidement intéressé aux disciplines prolongeant l'architecture, notamment dans l'architecture d'intérieur : il a ainsi conçu des meubles avec Charlotte Perriand (1903-1999), peint des fresques, réalisé des émaux muraux et même dessiné des tapisseries.

Le Corbusier s'exerça pour la première fois à la tapisserie en 1935 lorsque Marie Cuttoli (1879-1973), riche entrepreneuse et designer française, l'invita – de même que d'autres artistes modernes comme Jean Lurçat ou Pablo Picasso – à composer des cartons de tissage, décidée qu'elle était à renouveler l'art de la lisse, dans lequel la France et surtout les manufactures d'Aubusson avaient jadis excellé. Toutefois, c'est une quinzaine d'années plus tard, en 1948, sous l'impulsion de l'artiste tapissier Pierre Baudouin (1921-1970) que l'architecte développa véritablement ce medium et put lui trouver un rôle dans le mouvement moderne. C'est ainsi qu'il énonça que la tapisserie, amovible et transportable, était devenue l'élément de décor mural par excellence pour l'architecture moderne et une population mobile (surtout dans le contexte migratoire d'après-guerre.)

En 1952, Le Corbusier précisera : « La destinée de la tapisserie aujourd'hui apparaît : elle devient le « Mural » des temps modernes. Nous sommes devenus des nomades habitant des appartements selon l'évolution de nos familles ; accroissement successif ou diminution ; nous changeons de condition parfois, de quartier aussi. (…) Nous ne pouvons pas faire peindre un mural sur les murs de notre appartement. Par contre ce mur de laine qu'est la tapisserie peut se décrocher, se rouler, se prendre sous le bras à volonté et s'accrocher ailleurs. C'est ainsi que j'ai baptisé mes tapisseries « Muralnomad ». (Le Corbusier, 1960)

Par ailleurs, ce « mur de laine » semblait aussi répondre au besoin d'habiller la nudité des murs modernes et d'en compenser la froideur tactile, tout en remplissant les fonctions bienvenues d'absorbant acoustique et d'isolant thermique. Pour que la tapisserie fasse corps avec l'architecture et ne demeure pur ornement, son accrochage est crucial : en l'occurrence, « à hauteur d'homme. » En effet, Le Corbusier préconise qu' « elle peut (et doit peut-être) toucher le sol. Sa hauteur est donc déterminante : 220 cm ou 290, ou 350 (dimensions du Modulor, diminuées de 5 à 6 cm, 226-296-366, etc.) Ainsi entreront-elles comme un élément utile dans la composition de l'architecture moderne et non comme un décor.» (Le Corbusier, 1960)

Le Corbusier peignit les cartons de « Trois femmes, fond blanc » en 1950, en retravaillant une version sur fond noir (« Trois femmes, fond noir ») qu'il avait terminée plus tôt cette année-là et dont les premiers essais datent de 1949. Dans la nouvelle version, il peaufina sa composition en simplifiant les couleurs, en accentuant les traits des corps et en éclaircissant le fond. Il en fera tisser deux, en ayant encore retouché la dernière. Cette réélaboration était surtout due à un changement radical de méthode de travail instigué par Pierre Baudouin, alors peu convaincu du résultat des premières réalisations qui n'étaient que des copies de peintures et non des œuvres de lisse à part entière. Ainsi, Le Corbusier passa des cartons grandeur nature peints à la gouache et transposés en tapisserie à de petits formats sur papiers collés ensuite agrandis pour être traduits en tapis.

Quant au thème, il s'agirait, d'après Pierre Baudoin, de trois attitudes de Josephine Baker, artiste que l'architecte avait rencontrée à bord d'un paquebot en voyage en Amérique du Sud et avec laquelle il eut une courte liaison. Quant à Le Corbusier, il décrivit le résultat ainsi : « Une merveille de lignes et de volumes entremêlés, d'où jaillit, comme par miracle, le concept de trois femmes aux mouvement burlesques ». (Mathias, 1987, p. 89)

Toutefois, cette tapisserie est peut-être à mettre en relation avec la fascination de Le Corbusier pour les figures féminines algériennes, qui, outre l'architecture et le motif de la Casbah, l'avaient séduit lors de son voyage à Alger en 1931. Il en remplira des carnets de croquis – qu'il dira avoir perdus – tout en collectionnant cartes postales en couleur et photographies de femmes plus ou moins vêtues en habits indigènes. Dès son retour, il entreprit une série d'études sur ce thème en redessinant ces documents, et reproduira jusqu'à se les approprier les personnages des Femmes d'Alger d'Eugène Delacroix. Le fruit de cette recherche figurera aussi dans certaines de ses peintures comme « Les deux mouquères d'Alger » (1939).

À noter de même que le thème des groupes de femmes nues apparaît dans ses peintures après ses voyages en Méditerranée au début des années 1930, remplaçant presque entièrement les natures mortes. Il s'agit souvent de musiciennes ou de femmes à la mer (pêcheuses, baigneuses, divinités marines), qui sont peut-être à mettre en parallèle avec les « Baigneuses » de Picasso (1918). La plus grande des matérialisations de cette obsession fut la fresque murale « Graffite à Saint-Martin » de 1938 qu'il grava sur un mur de la Maison E.1027 d'Eileen Gray (1878-1976) et à laquelle il se référait parfois par « Trois femmes ». Ainsi, la tapisserie « Trois femmes, fond blanc », dont la composition et le style sont similaires à cette recherche, correspond-elle peut-être à l'adaptation des croquis qu'il avait faits de Joséphine Baker en 1929 (ou son souvenir) à l'expression picturale de sa fascination pour les femmes « particulièrement bien bâties » (Colomina, 2012).

Lloyd Broda

Bibliographie / sources :

Colomina, Beatriz. « Une maison malfamée : E.1027 », Tracés (en ligne), 2012 (revu en 2015), consulté sur : lien externe

Golan, Romy. Muralnomad: The Paradox of Wall Painting, Europe 1927-1957. New Haven : Yale University Press, 2009, pp. 235-247

Mathias, Martine. Le Corbusier, Œuvre Tissé. Paris : P. Sers, 1987.

Besset, Maurice ; De Franclieu, François ; Wogenscky, André. Carnets. Volume 1 : 1914-1948. Paris : Herscher : Dessain Et Tolra, 1981.

« Les tapisseries de Le Corbusier, Musée Rath, Genève, juin-novembre 1975. » Genève/ Paris : Musée d'art et d'histoire/ Union centrale des arts décoratifs de Paris, 1975

Petit, Jean. Le Corbusier Lui-même. Panoramas 'Forces Vives'. Genève : Editions Rousseau, 1970, pp. 67-68, 151-155, 240-245

Le Corbusier. « Tapisseries Muralnomad », in : Zodiac 7, Milan, 1960