Historique


        En Suisse, on peut dire que la lichénologie apparaît vraiment sur le devant de la scène au début du XVIIIe siècle, lorsque le célèbre botaniste bernois Albrecht von Haller (1708-1777) publie son Enumeratio (Haller 1742) qui, avec 160 taxons, est la première flore des lichens de Suisse. Il s'agit d'un travail important, dans lequel la variabilité des espèces est pour la première fois reconnue et mise en évidence, en opposition aux travaux de Linné, pour qui les espèces étaient des entités fixes issues de la création divine. Cependant, le fait que Haller n'ait pas accepté la nomenclature binomiale a finalement porté préjudice au rayonnement de ses travaux (Frey 1964). Le deuxième personnage qui apparaît en ces heures précoces du développement de la lichénologie suisse est bernois également. Il s'agit de Ludwig Emanuel Schaerer (1785-1853), pasteur à Belp, qui, de 1808 à 1850 et malgré une activité professionnelle plutôt chargée, a développé une connaissance remarquable des lichens suisses et européens, connaissance matérialisée principalement par son Lichenum Helveticorum Spicilegium (Schaerer 1823-1842), son Enumeratio Critica Lichenum Europaeorum (Schaerer 1850) et son Lichenes Helvetici exsiccati avec plus de 650 numéros (Schaerer 1823-1852).

        A cette époque classique, succède ce que l'on peut appeler la période des années folles entre 1860 et la fin du XIX siècle (Clerc 1998b). Le microscope s'impose et l'école italo-silésienne (De Notaris, Massalongo, Körber, etc.) est à l'origine de la description de dizaines de nouveaux genres basés principalement sur les caractères des spores. A Genève, Jean Müller (1828-1896), appellé Müller-Argoviensis parce qu'il était natif du canton d'Argovie, est conservateur de l'herbier De Candolle, puis directeur du Jardin botanique (1870-1874). Il publie, entre 1852 et 1857, plus de 160 articles scientifiques constitués pour la plus grande partie par des listes et des descriptions de nouveaux taxons récoltés principalement sous les tropiques par d'autres botanistes (Clerc 1998b). Un ouvrage important pour la flore de Suisse sera ses "Principes de la classification des lichens et énumération des lichens des environs de Genève" (1862). A la même époque, le botaniste Simon Schwendener (1829-1919), né à St.-Gall, professeur de botanique à Bâle, excellent morphologiste et physiologiste, publie sa théorie révolutionnaire sur la double nature des lichens. C'est au cours de ce siècle que les botanistes/mycologues suivants ont posé, par leurs nombreuses observations et récoltes, les bases des connaissances floristiques sur les lichens de Suisse: Christian Brügger (1833-1899), professeur à Coire dans le canton des Grisons; Charles Cornaz (1825-1911) né à Marseille, médecin à Neuchâtel; Ludwig Fischer (1828-1907) professeur à l'Université de Berne; Anton Gisler (1820-1888) professeur au lycée d'Altorf dans le canton d'Uri et dont l'herbier a été étudié par Frey (Frey 1961c); Karl Hegetschweiler (1838-1901) médecin à Rifferswil dans le canton de Zurich; Philipp Hepp (1797-1867) originaire de Kaiserslautern en Allemagne, médecin réfugié en Suisse et habitant près de Zurich dès 1849, connu pour son Abbildungen und Beschreibungen der Sporen der Flechten Europas (Hepp 1853, 1857, 1860, 1867); Eduard Killias (1829-1891) médecin à Coire, et enfin Gotfried Theobald (1810-1869) originaire d'Allemagne, réfugié en Suisse dès 1852, enseignant à l'école cantonale de Coire Il ne restait plus qu'à rassembler toutes ces données acquises depuis la fin du XVIIe siècle et à les présenter sous forme de synthèse. C'est ce qu'a fait Ernst Stizenberger (1827-1895), lichénologue allemand originaire de Constance et médecin pratiquant dans cette même ville, sous la forme de son Lichenes Helvetici eorumque stationes et distributio (Stizenberger 1882-1883). Il s'agit d'un travail considérable mentionnant quelques 1343 espèces dont toutes ne sont pas lichénisées et dont certaines n'ont pas été trouvées à l'intérieur des frontières suisses. Ceci a conduit à de nombreuses erreurs concernant la présence de ces espèces en Suisse, notamment par Zahlbruckner (1922, 1924, 1925, 1927, 1928, 1931, 1932, 1940). Stizenberger, en effet, a notamment inclu dans son catalogue les données récoltées dans les régions voisines de la Suisse comme Constance, le Jura et le Salève près de Genève, ainsi que l'Italie du nord.

        La période pré-moderne, du début du XXe siècle jusqu'en 1975, est marquée par deux très fortes personnalités. La première, Friederich Tobler (1879-1957), professeur de botanique et directeur du Jardin botanique de l’Université technique de Dresden, est avant tout un morphologiste, ainsi qu’un excellent physiologiste, spécialiste des fibres végétales. Il sera parmi les premiers à faire la démonstration expérimentale de la double nature des lichens, en cultivant séparément les composants fongiques et algaux. Il peut être considéré comme le précurseur des travaux menés par V. Ahmadjian aux Etats-Unis (Clerc 1998b). La deuxième personnalité est le lichénologue bernois Eduard Frey (1888-1974), enseignant à l’école normale de jeunes filles de Berne. Géobotaniste, systématicien et floriste, E. Frey était, avec Josef Poelt, le meilleur connaisseur de la flore lichénique alpine. Il publiera plus de 50 travaux floristiques, taxonomiques et phytosociologiques, qui feront de lui l’un des tout grands lichénologues de son époque et dont l’influence se fait encore fortement sentir aujourd’hui. Eduard Frey a sans aucun doute marqué d'une empreinte indélébile la lichénologie suisse du XXe siècle. Il a publié de nombreuses notes floristiques (1923b, 1924, 1925, 1926, 1927, 1928, 1929, 1951, 1963b), étudié dans le détail la flore lichénisée de plusieurs régions de Suisse (1937, 1952, 1961b, 1966, 1975) et même entrepris de rédiger un embryon de flore des lichens de Suisse, travail qu'il ne mènera malheureusement pas à terme, puisqu'il ne traitera qu'un petit nombre de genres de macrolichens (1959b, 1963b). Les travaux d'E. Frey ont, par conséquent, fait progresser de manière décisive la connaissance des lichens de Suisse, sans toutefois apporter une synthèse sur les espèces présentes sur notre territoire, ceci plus d'un siècle après la parution du catalogue de Stizenberger.

        La période moderne se situant entre 1975 et la fin du XXe siècle, a été marquée, d'une part par la fondation, l'émergence puis la disparition de l'école bernoise du "Systematisch-geobotanisches Institut" de l'Université de Berne, et d'autre part par le projet de Liste Rouge des lichens épiphytes et terricoles de Suisse. Entre 1978 et 1996, deux générations de lichénologues ont été formées dans le département de cryptogamie mis sur pied par Klaus Ammann, alors maître-assistant à l'Université de Berne. A deux exceptions près, tous les lichénologues suisses actuels sont issus, directement ou indirectement de cette école bernoise qui disparaît à la fin des années nonante, victime des remaniements apportés à l'intérieur du nouvel "Institute of Plant Science". En 1994, un grand projet intitulé «La liste rouge des lichens épiphytes et terricoles de Suisse» a été initié par Christoph Scheidegger & Philippe Clerc (2002). Ce projet a été financé par l’Office fédéral de l’environnement (OFEV/BAFU), l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (FNP/WSL) et les Conservatoire et jardin botaniques de la Ville de Genève (CJBG). Dans le projet sont inclues des mesures de mise en application des résultats concernant la protection des lichens menacés et de leurs substrats. Les très nombreux relevés effectués dans le cadre de ce projet ont permis de faire progresser de manière considérable nos connaissances floristiques. Ainsi, les retombées de ce projet sur la lichénologie suisse ont été très importantes, que cela soit au niveau écologique, systématique, floristique ou de la protection des lichens. Les données sont disponibles sur le site web de Swisslichens (Stofer et al. 2007, 2008).

        Finalement, la période du début du XXIe est marquée par la publication de l'ouvrage "Les champignons lichénisés de Suisse" (Clerc 2004) et par les nombreuses découvertes floristiques subséquentes. La publication du nouveau catalogue des lichens suisses comble une lacune vieille de plus de 120 ans et déclenche une succession de nouvelles découvertes floristiques en Suisse (Dietrich et al. 2005; Groner 2005; Dietrich & Bürgi-Meyer 2005; Clerc & Dietrich 2005; Bürgi-Meyer 2005a, 2005b; Aptroot & Honegger 2006; Clerc 2006; Groner 2006; Vonarburg & Zimmermann 2006; Dietrich 2006; Bürgi-Meyer 2006; Dietrich 2007; Groner 2007; Groner & Frei 2007; Clerc & Beauchamps 2008; Dietrich & Bürgi 2008a, 2008b; Zimmermann 2009; Bürgi et al. 2009, Frei & Groner 2009 et Groner 2009). Deux compléments au "Catalogue des lichens de Suisse" sont publiés (Clerc 2005, 2009): entre 2004 et 2009, quarante quatre nouvelles espèces sont ajoutées à la flore lichénique suisse. Récemment, un nouveau projet de relevés des espèces alpines de lichens a été mis sur pied (Scheidegger et al. 2008). Il est destiné à poser les bases pour une meilleure connaissance des espèces alpines et nivales de Suisse. Enfin, un projet ambitieux voit le jour aux Conservatoire et jardin botanique de la Ville de Genève (CJBG). Il s'agit de produire une "Flore numérique des lichens de Suisse" (FNLS) en compilant les données sur la systématique et la floristique des espèces suisses. Cette flore s'effectuera sous la forme de modules par genres publiés au fur et à mesure sur le site web de la FNLS. L'adaptation sur le web du Catalogue des lichens de Suisse est un premier pas vers l'établissement du site web de la FNLS.