III. Le savoir des «gens»

Exprimer l’authentique

Aussi singulier et dépaysant soit le village de Vecorin, il y a aussi, comme le dit Amoudruz, des «gens» qu’il va considérer comme des informateurs en puissance.

Ce n’est que dans de très rares cas que le folkloriste emploie l’expression indéterminée «on raconte». A chaque fois, il veut préciser le nom et l’âge de son interlocuteur. Quelles que soient son histoire, sa condition sociale, ou même son opinion, toute personne semble digne d’intérêt, dès lors qu’elle permet d’atteindre, par son récit (et sans doute aussi par les objets en sa possession), l’«authentique» de Vercorin.

Noms de plusieurs informateurs rencontrés par Amoudruz lors de ses enquêtes

Les informateurs racontent, décrivent des pratiques traditionnelles qu’Amoudruz s’empresse de valider en employant certains marqueurs ou expressions tels que «authentique», «actuellement», «causant avec»..., «au dire de»..., «ceux de»..., «entendu le»....

L’important est que l’informateur «se souvienne», comme lorsqu’Amoudruz demande aux habitants de Saint-Luc, village proche de Vercorin si, le jour du carnaval, il existe chez eux l’équivalent d’une chasse à l’homme sauvage :

«Personne ne se souvient d’une chasse au sauvage faite à l’époque du carnaval ni autrement, mais le plus vieux du village – 80 ans passées – se souvient qu’en effet il avait vaguement souvenir, maintenant que je lui en causais, d’avoir entendu dire à son père qu’autrefois à St Luc on allait chasser le sauvage au carnaval (...)». (Classeur Manuscrits Vercorin – «Fêtes»).

Si chaque habitant peut détenir un «trésor» dans ses mots, ou par ses souvenirs, il en est de même pour les objets du quotidien qu’il aura remisé au fond de son grenier ou de son raccard. Amoudruz le collectionneur n’est jamais loin ! Aussi, et à l’instar des mots, les objets récupérés témoignent d’une tradition qui s’effrite avec l’introduction de la modernité, que ce soit l’arrivée de l’eau courante, ou les paiements en argent et non plus en nature, comme c’était pourtant le cas traditionnellement à la fin de la période d’alpage.

 

Les lieux de l’enquête

C’est une parole nostalgique, parole de la perte, que cherche à obtenir Amoudruz, souvent d’ailleurs avec difficulté. Il dut à cette fin mettre à profit plusieurs stratégies. Lui, l’homme de la ville, certes marié à une fille du coin, dut faire face au mutisme caractéristique des petites gens des campagnes. Il dut aussi composer avec cette étrange timidité qui est la marque d’une distance sociale, distance qui finit par s’inscrire dans le langage, les mots employés, mais aussi le corps et les postures des habitants.

Aussi, c’est le plus souvent au café, lieu incontournable de sociabilité villageois, qu’Amoudruz comme l’indiqua Bernard Crettaz mènera la plupart de ses discussions et développera sa capacité d’écoute, se faisant en même temps une place dans ce milieu farouche : «Les discours rocailleux, entremêlant les sujets, les noms et les termes locaux, les expressions patoises, tout ce qui depuis longtemps n’avait plus d’oreilles faisait les délices de Georges, qu’on eût pris avant l’heure pour une sorte de psychanalyste public. Sa technique était simple : pas de papier ni de crayon devant ses informateurs que le fait d’écrire aurait rendu muets à coup sur ; peu de questions, si ce n’est parfois des remarques en contre-pied qui piquaient au vif l’intéressé et provoquent la relance de la conversation». (Voir L’Arche perdue, p. 18)

Ces relances, Amoudruz va les multiplier avec Louis Antille mais aussi avec le reste de sa famille (Virginie, Adrien et Marie).

Louis Antille assis devant le café du village
Portrait de Marie Antille, servante du curé, qu’Amoudruz photographie pour son costume et son chapeau. Dans sa description, il ajoute: «Le chapeau actuel que les femmes portent est au fond le chapeau anniviard car jusqu’en 1900, on portait le chapeau dit falbala, de mode dans les vallées du Rhône, le Haut-Valais, Loetschental, Saas, Tourtemagne mais pas en Anniviers, Savièse, Hérens. Avec le chapeau falbala ou la cocarde, il y avait toute une série de rubans de couleur pour les cérémonies de l’année: Noël, fête de la Vierge, fêtes mobiles».

Il fit de même avec Gilbert Marin, Léopold et Philomène Perruchoud (la tante d’Agnès Vocat-Amoudruz), Auguste Vocat, Yvonne Grisel, Paul, Marie et Adrien Zuber, Adrien Rudaz, Victor Duey, Jean Ceriset ou encore Victoria Rengli.

Portrait de Gilbert Marin
Portrait de Yvonne Grisel
Portrait de Victoria Rengli

Chaque information sera vérifiée, nuancée aussi en fonction des autres faits recueillis et des affirmations des uns et des autres, y compris lorsqu’elles sont formulées en patois de Vercorin dont Amoudruz se familiarisa en transcrivant de nombreuses légendes.

«Présage de mort», légende racontée par Gilbert Marin.
«Procession des trépassés», légende racontée par Marie Zuber, la grand-mère de Louis Antille.
«Panique à Orzival», légende racontée par Louis Antille.
«Les enfants cachés par les morts», légende racontée par Gilbert Marin.
«Revenant à Vercorin», légende racontée par Adrien Zuber qui avait le «privilège de voir les âmes en peine et les revenants».
«Pour lever le sort», légende racontée par Adrien Rudaz.
«Cochon ensorcelé», légende racontée par Adrien Zuber (71 ans).
«Les cochons qui ont un sort», légende racontée par Léopold Perruchoud.
«Le diable et St Théodule», légende racontée par Louis Antille.
«Le chasseur qui avait un pacte avec le diable», légende racontée par Victor Duey.
«Le chasseur qui avait un pacte avec le diable», légende racontée par Victor Duey (suite et fin).

Si son enquête repose en grande partie sur des observations faites in situ, Amoudruz mobilise aussi des ouvrages savants. C’est le cas de Le Bon Vieux Temps. Scènes de la vie de nos ancêtres de H. Lehmann (édité par F. Zahn, Neuchâtel, 1900), où il puisera deux prières des bergers de la montagne. Dans l’Almanach du Valais de 1932-1933, il se saisira de deux histoires en patois de Vercorin, ainsi que dans le Journal de Sierre daté de février 1936. Dans le tome I de La Terre helvétique : ses mœurs, ses coutumes, ses habitations par le texte et par l’image (Editions de la Baconnière, 1930), il glane aussi plusieurs arguments concernant l’hivernage, les jeux, les aumônes, où encore les cimetières d’enfants du Valais. On peut encore ajouter trois ouvrages dont il semble faire un usage important : Clément Bérard, Au cœur d’un vieux pays. Légendes et traditions du Valais romand, Sierre, 1928 ; Erasme Zufferey, Le Passé du Val d’Anniviers, imprimé par la Société d’imprimerie d’Ambilly-Annemasse (Haute-Savoie), 1927 ; Chrétien des Loges, Voyage d’un convalescent dans le département du Simplon, 1813.

Liste des ouvrages utilisés par Amoudruz lors de ses premières enquêtes à Vercorin.

Pour mener à bien ses entretiens, Amoudruz utilise un questionnaire calqué en grande partie sur celui qu’Arnold Van Gennep publia in extenso en 1937 dans le troisième volume de son Manuel de folklore français contemporain (p. 32-38). Le moment est à la mise en place de ces questionnaires. C’est en 1937, par exemple, que le récent Musée des Arts et Traditions Populaires de Paris, sous l’égide de Georges-Henri Rivière et d’André Varagnac, centralise les réponses aux questionnaires lancés en 1934 par la commission des recherches collectives en vue de la constitution d’un atlas folklorique sur l’architecture de la maison rurale et un autre sur l’agriculture traditionnelle.

Questionnaire qu’utilise Amoudruz dans ses enquêtes et qui est tiré de sa lecture d’Arnold Van Gennep. Les questions retenues concernent le moment des relevailles, des fiançailles et du baptême.

C’est stratégiquement qu’Amoudruz choisit les quelques questions qu’il souhaite aborder, en ajoute d’autres, ou décide de spécifier ce qui, dans le questionnaire initial de Van Gennep, lui semble trop général pour le cas de Vercorin, comme la question calendaire.

Détails des différents moments de production, d’alpage et d’écuries, dans le Val d’Anniviers.

C’est donc avec précision qu’il retracera les nombreuses fêtes, repère les cycles de la Saint-Jean, de Pâques, des 12 jours, du Carême-Carnaval... A Nouvel An, il note que «les enfants souhaitent : “bonne année, bonne santé, longue vie et paradis à la fin”». Pour les Rois, toujours à Vercorin, «il n’y a pas de gâteaux spéciaux ce jour-là». «Autrefois il y avait beaucoup plus de jours de fêtes qu’actuellement et ces jours-là on ne travaillait pas». A la Sainte-Hilaire, qui a lieu le 14 janvier, à Vercorin «on faisait ce jour là une offrande, on sonnait les cloches pour les âmes». A la Sainte-Antoine, le 17 janvier, «à Vercorin on chante encore actuellement (1936) A Liberamme au chœur de l’Eglise», ce à quoi il ajoute que «selon Maurice Clavey qui était sacristain autrefois on donnait une pelote de 2 kg de beurre et de la viande au max. un jambon». Vient ensuite le moment de la Chandeleur, le 2 février, ou «à l’église, il y a encore actuellement ce jour-là la bénédiction des cierges de la Chandeleur». A la Saint-Sébastien, «interdiction de coudre ce jour-là». Le 24 février, à la Saint-Mathias, si le saint «trouve la glace, il la fend ; si non, il en fait». A mardi gras, ajoute-t-il, «les cafés étaient ouverts toute la nuit. Ils ont le droit». Il signale encore que pour Pâques «il n’y a pas à Vercorin l’idée que les cloches vont à Rome». Et il ajoute sur la même période que l’«on cuit les œufs et les enfants jouent aux œufs, mais la mode en est récente. On les teint en jaune avec de la pelure d’oignon, et en bleu avec des anémones». Encore une fois, Amoudruz mélange plusieurs registres d’observations.

 

Les bienfaits de la proximité

Toutes ses informations résultent évidemment d’un long travail d’immersion, à proximité des «gens» de Vercorin, qui a pris rapidement la forme d’une véritable enquête linguistique grâce à laquelle Amoudruz releva des faits de langue, de prononciation et de signification. Pour ce faire, il «cause» avec Jean-Pierre Main, âgé de 72 ans, qui lui apprend les particularités du patois valaisan, et en particulier la sur-utilisation de la voyelle «a» à Vercorin.

Enquête sur la patois de Vercorin : «Causant avec Jean-Pierre Main».
Enquête sur la patois de Vercorin : «On me dit à Vercorin qu’on reconnaît de suite un d’Annivier ou un d’Hérens à la façon dont il cause».

L’approche se veut pragmatique, contingente. Elle a pour moteur l’envie de sauver de l’oubli, outre des pratiques et des savoirs, des mots singuliers qui médiatisent le rapport au monde, aux animaux, jusqu’aux chants des oiseaux.

Analyse onomatopéique des chants des cris d’oiseaux de nuit.

Mais c’est surtout sur le vocabulaire technique qu’Amoudruz décide de construire son enquête, cherchant à associer à chaque mot dit en patois un dessin représentant l’objet et son fonctionnement.

Noms des instruments et outils trouvés dans une cave.
Description en patois de Vercorin des diverses parties qui composent une toiture.
Termes d’outillages utilisés en patois de Vercorin.
Les outils du charpentier.
Description en patois des diverses parties qui composent une écurie.
Liste de termes techniques en patois de Vercorin.
Liste de termes techniques en patois de Vercorin.
Liste de termes techniques en patois de Vercorin.
Liste de termes techniques en patois de Vercorin.
Liste de termes techniques en patois de Vercorin.
Liste de termes techniques en patois de Vercorin.
Liste de termes techniques en patois de Vercorin.
Liste de termes techniques en patois de Vercorin.
Liste de termes techniques en patois de Vercorin.
Liste de termes techniques en patois de Vercorin.

Aussi érudite soit-elle, l’approche dialectologique d’Amoudruz ne porte cependant pas sur la question de l’emprunt des mots – pourtant caractéristique de tout patois. Amoudruz ne s’embarrasse pas plus d’une approche historique qui lui aurait permis de distinguer les «vieux» mots des néologismes. Impossible, donc, de savoir si les mots techniques inventoriés étaient encore en usage à la fin des années 1930, ou s’ils étaient déjà tombés en désuétude par les changements et les innovations qui ont fait irruption. Son enquête lui sert surtout à mettre à plat un paysage linguistique, à l’échelle d’un village et de ses habitants.